A risque de mort - Marga Auré

 Marga Auré, psychanalyste, membre ECF

Les temps changent et, bien entendu, les manières de jouir et de se satisfaire. Au modèle actuel économique et social qui se répand sans entrave par le fait de la globalisation des marchés, correspond une mutation des formules de vie. Nous assistons à une nouvelle psychopathologie de la vie quotidienne. Les sujets sont porteurs de nouveaux idéaux, leurs modalités de jouissance se modifient, et l’on peut dire qu’elles évoluent au fur et à mesure que les technologies avancent. Notre époque a du mal à distinguer le plaisir de la jouissance. Nous vivons le temps de la satisfaction directe du virtuel express, dans l’immédiat du net. Consommez ! Jouissez sans embarras ! Tel est l’impératif surmoïque de l’époque présente. JAM signalait dans sa conférence donné à Comandatuba, en 2004, que la pratique freudienne avait anticipé cette montée de l’objet petit a au zénith social, mais que « la pratique lacanienne, elle, a affaire aux conséquences de ce succès sensationnel »1. Nous sommes donc en train de parler de la « dictature du plus- de- jouir ».
 
Avec la lecture exhaustive des textes freudiens, Lacan dissipe un malentendu et différencie le plaisir de la jouissance. Freud, en 1920, dans l’Au-delà du Principe de Plaisir, conceptualisait la Pulsion de Mort. Il avait trouvé une barrière au Principe du Plaisir toujours régi par la loi de diminution de l’excitation au plus bas. C’est le vif et le détail de l’expérience analytique qui avait conduit Freud à la formulation du concept de Pulsion de Mort. Il était parti de l’observation du « destin » implacable de certains sujets qui répétaient, avec toujours le même dénouement, et toujours la même souffrance, les mêmes expériences douloureuses de trahison dans l’amitié, les mêmes déceptions dans la vie amoureuse, les mêmes querelles dans le terrain professionnel, « l’éternel retour du même » qui ne nous étonne guère.
 
 La jouissance implique chez Lacan, dans le livre VII du Séminaire, L’éthique de la psychanalyse en 1959-1960, la relation entre libido et pulsion de mort. Elle cristallise le lien structurel de la Pulsion de mort au Surmoi, la soif créationniste de la Pulsion de mort et le lien subreptice de Kant avec Sade. La notion de jouissance est une construction qui se formalise dans ce texte, alors associée au dépassement de la barrière du plaisir duquel découle l’idée d’une transgression de la loi, d’un défi. Ce qui caractérise le plaisir est son caractère raisonnable et paisible, sans tension, qui le fait trouver ses propres limites et s’arrêter devant la barrière du mal, de la douleur, du laid. La jouissance au contraire détient une puissance en soi qui traverse cette barrière. C’est la raison pour laquelle la jouissance -nous fait distinguer Lacan- est fondée dans une « exigence absolue » qui la rend irrésistible. À propos du sujet qui risquerait la mort pour passer une nuit avec sa dame, Lacan signale que la jouissance n’a pas besoin de sublimation car elle implique précisément  « l’acceptation de la mort »2. C’est dans l’acceptation de la mort que la jouissance suppose toujours, non seulement une exigence, mais aussi un risque – « le risque de mort ».  Il y a donc pour Lacan une connexion étroite entre jouissance et risque de mort à l’envers du plaisir.
 
Revenons donc à l’actuelle « dictature du plus-de-jouir ». La pulsion de mort peut trouver différentes déclinaisons dans notre mode de vie d’aujourd'hui  dans le goût pour le risque et l’appétence pour la mort. On peut se tuer non seulement lorsque la bourse chute ou au nom de son Dieu, mais aussi au travail : nous le voyons dans la souffrance exprimée dans certaines professions par de nombreux suicides. On se tue dans la pratique de sport de haute compétition, on se dope à mort, on cherche les sensations limites, les traversées océaniques plus longues et plus extrêmes. On se tue de maigreur pour suivre la mode… On se tue pour jouir encore et encore.
 
Le risque de mort, implicite dans la jouissance, rend très complexe la problématique actuelle de la lutte contre le Sida et son extension. Le surmoi civilisateur qui jadis imposait de lourds sacrifices et renoncements à la sexualité, pousse aujourd’hui à la jouissance comme un droit soutenu par les idéaux de la liberté de chacun. Le paradigme de ce risque de mort dans la jouissance, nous l’expérimentons aujourd’hui avec la pratique du barebacking que nous voyons s’étendre en Europe, arrivée des États-Unis. Le barebacking désigne et revendique la pratique de rapports sexuels non protégés et a été condamné par les associations de lutte contre le Sida ainsi que la plupart des associations homosexuelles. Il est pratiqué non seulement dans certains backroom, lieux conçus pour le sexe anonyme, mais aussi dans des réunions explicites à cet effet par des militants de cette pratique qui touche progressivement aussi les milieux hétérosexuels.
 
Les temps freudiens de la culpabilité qui payait le prix du progrès de la civilisation sont révolus. Nous sommes dans l’apogée de l’impératif du bonheur pour chacun avec les paradoxes de la jouissance qui s’en suivent car au-delà de la barrière du plaisir, la souffrance et la mort sont impliquées. La distinction donnée par Lacan entre plaisir et jouissance est essentielle.
 
 
 
1 Miller J.-A., » Une fantaisie », Mental n°15, février 2005, NLS, p.19.
2 Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, ibid., p.222

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