Nietzsche et la femme

 

 

 

«La femme» ou «le féminin», plutôt que «les femmes». Car, pour circonscrire le sujet, il ne s’agira pas de parler des femmes qui ont pu compter dans la vie de Nietzsche, sa mère, sa sœur, Lou Salomé etc. En précisant «la femme», on se rapproche d’indications explicites de l’auteur, qui ne cesse de mettre en scène le couple de l’homme et de la femme où, dit-il, homme et femme doivent être entendus au sens générique, et plus précisément idéel, autrement dit «la femme en soi», le féminin überhaupt, das Weibliches.

 

Aussitôt, on se rend compte que la tentative nietzschéenne, et la tentative également de celui qui essaie de rouvrir ce dossier chez Nietzsche, sont complexes et semblent en partie vouées à l’échec. Car c’est un véritable piège, on en conviendra, que de parler de la femme en général devant un public féminin, notamment si l’on a comme Nietzsche la dent dure. Non pas qu’il soit le moins du monde misogyne, mais sa détermination de parler vrai après avoir diagnostiqué le plus exactement possible le son que rendent les situations dans lesquelles entre la femme, est si inébranlable qu'il lui arrive souvent de dire les choses crûment, sans la rhétorique qui permet d'envelopper l'amertume d'une critique dans la douceur d'un compliment.

 

Bref, je ne suis pas sorti d'affaire, et je dois dire que Patrick Amoyel qui m'a proposé ce sujet, n'a peut-être pas pris la mesure du degré d'empoisonnement de son «cadeau». Il est vrai qu'entre amis, tout don compte, fût-il empoisonné. Cependant, je crois pouvoir trouver rapidement un antidote. On doit d'abord remarquer que, conformément à l'attitude socratique de Nietzsche, il n'existe aucun discours d'apparat ou d'exposé continu sur les femmes. Il n'y a guère que trois lieux dans son œuvre où il soit question de la femme de manière quelque peu continue : «Nos vertus», dans Par-delà Bien et Mal, «Des femmes vieilles et jeunes» dans Ainsi parlait Zarathoustra, «Femme et enfant» dans Humain, trop humain. Mais cela n'excède jamais la trentaine d'aphorismes ou la dizaine de pages.

 

Le discours de Nietzsche sur la femme est donc diffracté, disséminé dans toute l'œuvre. Notamment, les posthumes proposent différents fragments, intéressants dans leurs variantes. A force de lire et de relire l'ensemble de ces lieux disparates, j'ai constaté que, le plus fréquemment, ce qui est dit de la femme admet un jeu de balancier, une réciprocité, un antagonisme, bref que cela se joue toujours à deux, qu'il s'agisse de personnes, de qualités morales ou d'objets. Progressivement, cette architecture secrète des fragments qui concernent les femmes et qui permet, parce que c'est une vue d'ensemble qui considère les choses d'un point en surplomb, de donner une unité sous-jacente à cette diversité de pure dispersion, a trouvé un écho dans la fameuse ouverture de la Naissance de la Tragédie : «Nous aurons fait un grand pas en ce qui concerne la science esthétique, quand nous en serons arrivés non seulement à la compréhension logique, mais encore à la certitude immédiate de l'intuition que l'évolution de l'art est liée à la dualité de l'apollinien et du dionysien, de la même manière que la polarité des sexes engendre la vie au milieu d'une lutte perpétuelle et de réconciliations seulement périodiques <...> Ces deux instincts (Triebe) si différents s'en vont de pair, en conflit ouvert le plus souvent, et s'excitant mutuellement à des créations toujours nouvelles»[1].

 

Cette bipolarité d'antagonisme m'était déjà apparue indispensable pour avancer dans la compréhension du rapport de Nietzsche à la musique, dont on sait par Peter Gast et son mot à Widemann, au sujet des improvisations au piano de Nietzsche : «Qu'on m'apporte un phonographe !»[2], que ce fut sa dernière possibilité d'expression, dans la folie même. Si la musique a été sa vie, les femmes ont été une parcelle de sa vie. Et même si le ton de certains fragments peut paraître acerbe, exagéré, mal mesuré, il faut accorder à Nietzsche le crédit d'une tentative philosophique de parler des femmes selon la vérité, ou de manière «psychologiquement scientifique».

 

Aussitôt, celui qui connaît déjà des fragments nietzschéens sur la question se récrie : Mais la vérité, la science, c'est exactement ce que la femme repousse de toutes ses forces, comme un attentat ! Une telle objection est fondée. Cependant il me paraît aussi clair que Nietzsche a construit autour de la femme cette architecture complexe d'une dispersion des fragments et aphorismes afin de dresser entre elle et la vérité qui veut la mettre à nu une sorte de paravent. La pudeur pourrait être l'objet d'une expression scientifique, c'est-à-dire rendre un son vrai au marteau de diagnostic, à condition d'être exposée pudiquement. Exposer la pudeur aux regards directs et inquisiteurs, c'est produire le contraire d'elle-même : elle serait exacte mais non pas vraie. Kierkegaard, un penseur lu très tôt par Nietzsche, et décisif dans sa formation, offre ici sa «communication négative» que l'on voit constituer le tréfonds de l'œuvre nietzschéen. La vérité peut se dire de la femme parce que la diffraction et l'impossibilité de joindre en unité paisible l'ensemble des fragments se donnent en une sorte de paysage de première intention, derrière lequel un regard aigu ne saurait manquer de repérer ce qu'il y a finalement à voir et qui se donne en même temps et pour cela même qu'il se retire manifestement.

 

L'architecture secrète de la féminité selon Nietzsche

     La femme est si vivante qu'elle est la vie même, voilà le constat fondamental de Nietzsche. En elle, comme dans la vie et la musique, se multiplient les contradictions : «Ce que j'exige en somme de la musique : il faut qu'elle soit sereine et profonde comme un après-midi d'octobre. Il faut qu'elle soit personnelle, exubérante et tendre, que sa fourberie et sa grâce en fassent une douce petite femme»[3]. Mais si l'on est familier de la pensée de Nietzsche, comment oublier que la vie même s'articule selon des paires opposées et résistantes ? Pourquoi «résistantes» ? Parce qu'une paire où l'un des opposés cède du terrain et abdique son individualité, ne peut bénéficier du temps nécessaire pour inventer de nouvelles situations de vie. Elle revient alors à l'unité abstraite et fade de l'absence de différences. C'est de la paire, en tant que prolongée dans l'idéal, de façon indéfinie, que naît l'affirmation des différences et leur renouveau. La différence s'use car tout principe de sensation procède d'une «chute», d'une exténuation des différences de potentiel. Il faut imaginer la différence renaissante de sa lutte avec les autres différences. Différence sur différences et non différence ramenée à de l'identique, Deleuze le rendra après Nietzsche tellement clair ! Ce qui permet de poser autrement le problème récurrent de la philosophie classique : ce n'est pas la multiplicité qui menacerait l'Unité majeure, comme Être et Valeur. La multiplicité est nécessaire et souhaitable, car c'est elle qui constitue les paires opposées et résistantes. La multiplicité ne cesse donc de soutenir ces paires et d'en faire des unités, ces unités de domination provisoires (Herrschaftsgebilde) lui donnant dans le même moment de quoi se soutenir à son tour sans verser dans un chaos indéchiffrable.

 

Nous avons de cette contexture deux preuves textuelles. La première est extérieure à Nietzsche mais, venant d'un auteur, Friedrich Schlegel, qui a contribué dans l'Athenaeum à lancer le mouvement romantique, et venant plus lointainement d'un autre auteur qui, par le communisme des esprits, le cercle d'effectivité et les doubles rections croisées, a très tôt nourri l'esprit de Nietzsche, je veux parler de Hölderlin, on peut penser que le traitement du couple de l'homme et de la femme à la fin du roman de Schlegel : Lucinde, est devenu à vrai dire un constituant à part entière du travail de Nietzsche. Ce modèle peut se résumer de façon assez simple : l'homme et la femme se tiennent dans un antagonisme réglé dont le maître mot dans le texte allemand est Bestimmung. La femme étant indéterminée (aorgique, dirait Hölderlin), ayant besoin de structures délimitantes, elle tiendra cette délimitation de l'homme qui, de sa côté vaudra sa Bestimmung, cette fois sa destination, à la femme. Chez Schlegel, bestimmen, on le voit, peut s'entendre linéairement, dessinant la ligne d'un but, ou stéréologiquement, l'homme dessinant comme l'espace d'un cadre à la femme.

 

La seconde preuve provient d'un fragment que je citerai assez longuement parce qu'il l'est rarement, bien qu'il soit crucial : «La nature vigoureuse <...> a besoin de résistance, elle cherche la résistance. Le penchant à être agressif fait partie de la force <...> toute croissance se trahit par la quête d'un adversaire puissant <...> la tâche consiste à surmonter les difficultés qui permettent d'engager sa force tout entière, toute son habileté et sa maîtrise». Et Nietzsche résume sa polémologie toute particulière en quatre propositions : «1) je n'attaque que les choses qui sont victorieuses ; 2) je n'attaque que les choses contre lesquelles je ne trouverai pas d'alliés ; 3) je n'attaque jamais des personnes, je ne me sers des personnes que comme d'un verre grossissant au moyen duquel on peut rendre visible un état de crise général mais encore caché et difficilement saisissable ; 4) attaquer, c'est chez moi une preuve de bienveillance, un témoignage de reconnaissance»[4]. Cette façon de penser la dualité d'affrontement infini, c'est le double nom de bios, vie et mort chez Héraclite, c'est la suspension du beau dans le laid chez Lao Tseu, c'est la lutte sans fin de Roland et Olivier dans l'Ile du Rhône, la docte ignorance de Cusa, c'est le Wirkungskreis chez Hölderlin, c'est le mot de Kafka demandant que, dans le combat contre le monde on soutienne le monde. Il faut donc parvenir à penser plus à fond cette paarung, cet appariement où il s'agit de «devenir un dans la fureur», comme le disent les Remarques sur les traductions de Hölderlin.

 

Le principe actif du modèle

 

On aura beau tourner le modèle dans tous les sens, on s'apercevra d'une chose : il n'y a de résistance dans l'affrontement que si la somme des qualités, l'équation personnelle constituant l'une et l'autre entités engagées sans fin dans le conflit, sont libres, incalculables et ne peuvent, sauf asservissement ou destruction,  revenir à une raison simplement assignable. Disons, pour varier sur le problème de fond du rationalisme, que chaque entité  relève d'un «logos bathus», comme le nomme Héraclite, et non pas d'une «ratio». Le logos de haute époque est bien la revendication d'un libre esprit critique, mais il n'a pas encore été enrôlé dans les rangs d'une logique unidimensionnelle, faisant bon marché des dualités d'affront et de leurs nœuds gordiens. Pour mémoire, rappelons que le vœu de Nietzsche a toujours été pour les Anti-Alexandre, ceux qui tentent de démêler l'indémêlable au lieu de le trancher d'un coup de glaive. Démêler l'indémêlable revient à l'exposer en volume, y compris son épaisseur cachée et le temps qu'il invente. De sorte que tout affront duel est dualité de dualité. Le perspectivisme nietzschéen tire la conséquence logique de ce deux qui devient quatre, et si l'on compte le croisement des quatre, va jusqu'à cinq, au bas mot. Tout au long de ce travail sur l'image de la femme chez Nietzsche persistera donc en sous-main l'ambivalence féminine, qui tient à la fois de sa structure interne (elle n'est pas homogène en elle-même et admet pailles, fêlure, paradoxes et contradictions, on dirait aujourd'hui des «lignes de fuite») et de la structure qui l'enveloppe (elle varie en fonction de son tête-à-tête avec l'homme, lui aussi multiple, et du réaménagement structurel des oppositions). Telle sera exactement, selon les recherches contemporaines d'Atlan et Luhmann, la définition de la structure systémique : la possibilité d'une autogenèse et d'une auto-organisation.

 

Comme l'avait idéalement compris Hegel, et que la tradition philosophique, tout en répétant niaisement la formule magique «dialectique du maître et de l'esclave», en surestimant au passage le terme Knecht, l'asservi et non l'esclave, a non seulement mal compris mais même recouvert, le combat réel d'une conscience avec une autre conscience dissimule, révèle et aiguise en même temps un combat de chaque conscience avec elle-même. La conscience hégélienne cherche à combattre en elle-même la vie organique qu'assaille précisément aussi l'autre conscience. Elle prend le parti de l'autre, elle est cinquième colonne, intelligence avec l'ennemi, incise du Yin dans le Yang et réciproque. C'est précisément pour cela que l'Idée de Platon, pour faire une courte allusion critique à l'Histoire classique de la Philosophie comme pur malentendu, est la mort de l'individualité librement résistante, celle qui ne présente jamais de bords lisses ou de prise à l'intelligence. C'est le triomphe de l'État, à tous les sens du mot, qui veut simplement que les choses cessent de bouger. Dans cet exposé, le mouvement sera dans les qualifications de la femme (et ici Nietzsche rappelle qu'il est la Nuance même, puisque pour mettre en exergue les différences, il faut un savoir distinguer, un sens du rang, du degré et de la hiérarchie qu'il a su immortaliser dans la formule : «pathos de la distance»[5]) et la stabilité dans la mise en évidence d'une structure sous-jacente. Mais on pourra aussi dire que le mouvement est le propre des échanges structurels tandis que les qualités laisseront parfois deviner de l'immuable.

 

Ces remarques méthodologiques s'imposaient si l'on voulait d'emblée éviter le vain conflit des opinions privées et les enfilades de propositions générales et éparses sur la femme. Le modèle complexe dans lequel nous sommes désormais situés explique d'abord le caractère spécifique et irréconciliable de chaque entité. Le noyau profond de l'opposition est dans un «tout autre», inimaginable. Pour donner un exemple qu'on aurait tendance à renverser, Nietzsche fait voir la femme «faire mille pas» pour accomplir une action tandis qu'à l'homme «il suffit d'un bond»[6] Ainsi, «Des trois maux» (Ainsi parlait Zarathoustra) demande : «Qui donc a entièrement compris à quel point l'homme et la femme  sont étrangers l'un à l'autre ?» Avec cette irréconciliabilité, nous tenons le secret de la résistance hors du commun de la femme. C'est très logiquement que Nietzsche demande pour les femmes une autre éducation : il avertit qu'on aurait tort de «diminuer les femmes pleines d'esprit, de désir, de feu, de savoir, à une éducation de Lycée»[7]. Dans le bien comme dans le mal, la femme dépasse toute frontière. On la voit soudain «au milieu de l'incendie des vagues qui se brisent en flammes blanches», surgir du néant, apparition qui laisse sans voix, comme «un grand bateau à voiles glissant, silencieux comme un fantôme». A condition, ajoute méchamment Nietzsche, de laisser le navire de la femme «agir à distance»[8]. Ailleurs, «elle porte sur elle, entrelacé d'or, un voile de belles possibilités prometteuses, farouches, pudiques, moqueuses, apitoyées, séductrices»[9]. Inversement, elle est plus barbare que l'homme, avec «son esprit aiguisé comme un poignard»[10], sa souffrance qui vient non pas d'avoir fait mal à son antagoniste, mais de ne pas lui avoir fait assez mal, ce qu'elle corrige en le culpabilisant par des pleurs calculés[11]. Lorsque la femme va jusqu'au bout de ce qu'elle peut, comme le dirait Deleuze, lorsqu'elle enclenche ce processus que Bergson décrit dans Les deux sources et qu'il nomme «double frénésie», elle devient une «aimable Ménade», un «dangereux petit fauve»[12], infiniment plus méchante et maligne que l'homme, vraiment «mauvaise»[13], un instrumentum diaboli[14], une «hyène», disent les Bogos[15], et lorsqu'elle est malade, elle évoque «le rauque aboiement indigné de chiens maladifs». Quant à L'Antéchrist, il la décrit comme le «serpent» de la Chute. Conclusion, en forme de clin d'œil ou de piquante provocation, «entre hommes»: «Lorsque tu vas chez les femmes, n'oublie pas le fouet». Telle est la forme exotérique de la «petite vérité» de Zarathoustra.

 

Fond des choses et fatum spirituel

 

Cette outrance, pour avoir un sens, doit se traduire en termes structurels de résistance et d'enrichissement par la différence. Car, si l'on y réfléchit, ce sont les hommes qui corrompent les femmes et il conviendrait plutôt d'éduquer les hommes que les femmes, ou plutôt d'éduquer les hommes par les femmes, afin qu'ils sachent mieux prendre en compte, loin de vouloir la «corriger», la variable qui n'y cesse de leur échapper[16]. Il n'est que de voir, dit Nietzsche, ce qui se passe lorsque les femmes se masculinisent. Elles perdent le pouvoir que leur conférait le privilège d'être «gardienne des mœurs». Cette expression est à entendre de façon très large et surtout pas normatif, plutôt nomologique : il suffit de considérer la différence criante d'aspect extérieur entre un homme et une femme, dans le premier couple rencontré dans la rue. Dans cette égalité d'indifférence et non pas de résistance, tout se perd : la philosophie meurt «étouffée par son propre babil», les arts et les sciences s'engorgent de dilettantisme, la politique se fait fantaisiste et partiale, quand ce n'est pas pire, la société tombe en décomposition, ce qui demanderait un Sturm und Drang des femmes, le surgissement de leur orage intérieur et le renouveau de leur romantisme. En tout cela, je ne peux qu'approuver Nietzsche de la perfection de son diagnostic. Je peux même le valider pour la raison même qui me fait évoquer une structure sous-jacente du féminin dans son rapport à ce qui n'est pas lui : la femme est le ferment et la réserve d'une autre façon, plus profonde et mûre de penser le couple, la paire, et c'est pourquoi secrètement elle pense la raison, la science et la technique, lorsqu'ils se contentent d'être linéaires et ne cherchent pas à «intégrer», comme des jeux masculins très puérils. On lira de ce point de vue toute la critique du «désir de dominer» dans le Zarathoustra («Des trois maux»).

Une autre façon de dire cette résistance irréconciliable du féminin (où le masculin est ce qui sort et va droit, et le féminin ce qui s'invagine et s'enroule sur lui-même), est l'étonnant texte, comme une confidence de Nietzsche, où il explique que ses opinions sur la femme sont ancestrales et indéracinables en lui, car en bon disciple de Schopenhauer, et même s'il lui a fait rhétoriquement reproche d'une métaphysique, il enracine sa pensée dans une Volonté, c'est-à-dire un «involontaire» qui ne change ni ne changera. «Au fond de nous, «au tréfonds», il y a quelque chose de rebelle à l'instruction, un granit de fatum spirituel, de décisions prédéterminées, de réponses anticipées à des questions fixées et choisies d'avance. Chaque problème cardinal trouve en nous un immuable <...> Sur l'homme et la femme un penseur ne peut pas modifier ses vues, mais seulement en apprendre davantage». Et Nietzsche relie justement cette découverte du socle «obstinément rebelle à tout enseignement» à la possibilité «d'énoncer plus aisément quelques vérités sur la femme en soi»[17]. Nulle forfanterie ni caractère ridiculement péremptoire dans cette remarque, puisque Nietzsche prend soin de qualifier ce fond inamovible de «grande sottise que nous sommes». Simplement quelque chose comme un «c'est comme cela, on n'y peut rien», qui signe d'avance ce qui sera chez Deleuze l'involontaire comme acéphale.

 

Cela permet de situer le femme sur un point naturel et instinctif qui, malgré la liberté qu'elle a très justement acquise sur cette fatalité organique, et que Nietzsche ne pouvait anticiper, constitue l'aspect objectif du fatum qui vient d'être décrit subjectivement (il faudrait dire plutôt a-subjectivement). Pour faire un jeu de mot, le centre de gravité de la femme est sa gravidité. Nietzsche y voit d'abord l'exemple et la leçon de mienneté que toute mère donne aux créateurs, désignés comme mères masculines[18] : par l'enfant, qui par définition ne peut être que d'elle, elles leur affirme ceci : «votre œuvre, votre volonté, c'est votre prochain»[19].

Cette gravidité entraîne deux conséquences d'importance pour la femme «en soi». En tant que nature naturante, elle aime à se cacher (kryptesthai philei, dit Héraclite). Je dirais que sa pudeur est ontologique ou existentielle. Elle semble cacher non son corps mais le mystère ou l'énigme («le mot de l'énigme est : grossesse»[20]) dont le corps est capable, et qui nécessite le retrait calme et le silence, l'obscurité. Pudeur essentielle ou existentielle, qui se manifeste par des traits féminins, notamment leur indifférence ou leur méfiance à l'égard de toute vérité objective, en tant qu'elles savent d'avance qu'il y a dans toute chose vivante quelque chose à cacher et que tout est toujours bien plus complexe qu'on ne croit pouvoir l'établir. «La vérité n'est-elle pas un attentat contre nos pudeurs ?»[21]. «Les femmes cherchent à se venger de tous ceux qui lui ouvrent les yeux, par dégoût en face de la vérité»[22]. Et leur beauté semble toujours en liaison directe avec leur sens du retrait [23]. Mais le fait qu'elles soient ainsi dans une mise en scène qui se dérobe peut les placer en position seconde (on verra plus loin le sens complexe de la secondarité de la femme). Ainsi, alors que dans l'état de nature et la guerre des sexes, elles tiennent naturellement le premier rang[24], les femmes se postent en position dépendante, du fait de leur instinct de mère[25]. Ce caractère remarqué par Nietzsche, et qui a pu évoluer (notamment là où Nietzsche voit dans la femme «beaucoup de l'esclave»[26], ce qui à la réflexion semble non seulement plus culturel que naturel, mais surtout indique plutôt que cette sujétion provient d'un réflexe de peur de l'homme devant la femme, qui s'en protège en limitant d'emblée ses possibilités naturelles de maturité et de domination) se déclare dans le cas typique d'une lutte acharnée et éternelle entre le créateur femme (géniteur) et le créateur homme (ou femme : l'artiste). Incompatibilité : «les femmes veulent servir, les hommes ne veulent pas être servis»[27]. Les femmes se mettent alors à freiner des quatre fers le créateur, devenant, selon la magnifique formule de Nietzsche, les «sabots d'un mouvement indépendant de la libre pensée». Mais peut aussi s'instaurer cette relation subtile de parasitisme raffiné, où la femme cherche par une feinte servilité à se «nicher dans une âme, une chair étrangère»[28], cette énigme plus énigmatique, cette surenchère d'énigme qui la nargue : le principe d'une création qui lui échappe, autrement dit une pudeur encore plus pudique que la leur. Ici se lit en traits marqués l'idée d'une rivalité qui ne peut prendre fin, et aiguise les capacités des belligérants.

 

Il faut alors creuser un peu plus l'idée de secondarité. «On peut dire que la femme n'aurait pas le génie de la parure si elle n'avait pas l'instinct du second rôle»[29]. La femme est la «seconde bévue» de la création divine[30]. «La force intellectuelle d'une femme  paraît démontrée lorsque, par amour pour un homme et son esprit, elle sacrifie son propre esprit et lorsque, sur ce terrain nouveau, primitivement étranger à sa nature, il lui naît immédiatement un second esprit»[31]. Cette secondarité est-elle ruse, comme lorsqu'on voit la femme mettre toute sa finesse à «exagérer sa propre faiblesse»[32] ? Nous avons ici la confirmation que notre méthode est bonne, car cette secondarité n'est rien d'autre que le strict équivalent de la réponse que Hölderlin a trouvée pour donner au couple des Hespériens et des Grecs, dans le retournement natal, ou des Hommes et des Dieux, dans le double détournement, à la fois vitalité toujours renouvelée et pérennité dans la recherche du nouveau. Ainsi, les Grecs, nés dans et pour l'aorgique, trouvent dans l'organique leur seconde nature, plus aboutie encore que l'originelle, les Hespériens décrivant le périple exactement inverse. Ainsi le second rang des femmes n'est que le retournement natal du premier, l'intériorité pudique le double inverse et la traîtrise fidèle de l'extériorité théâtrale.

 

Et il en va de même du couple de la surface et de la profondeur, où ce que dit Nietzsche semble si discordant avec ce que croit l'opinion commune. La femme est présentée comme superficielle, pure surface : «Il en va de l'Allemand presque comme de la femme, on n'arrive jamais à en atteindre le fond, parce qu'il n'y en a pas, voilà tout»[33]. Maximes et pointes, § 949 : «On dit que la femme est profonde, elle n'est même pas plate». «L'âme de la femme est surface, une couche d'eau mobile et orageuse sur un bas-fond», tandis que celle de l'homme serait profonde de toutes ses cavernes souterraines[34]. La femme n'est pas un vaisseau fantôme d'être seulement une apparition, mais également parce qu'en réalité «elle n'a pas d'intérieur»[35]. Et c'est pour cela, dit malignement Nietzsche, qu'elle éveille d'autant plus le désir de l'homme, qui ne cesse de rechercher en vain, et pour cause, son âme. Vouloir fixer les termes et trouver à cette assignation de la profondeur et de la surface un sens transposable en infériorité ou supériorité, serait mal lire Nietzsche. Quand deux principes se tiennent de façon aussi indissociable, il n'y a plus de terme extérieur qui les départage en plus ou moins. Ou plus précisément, et c'est le sens de toute cette philosophie, la réalité ce n'est pas l'homme ou la femme, mais le couple inarrachable homme-femme, qui destitue les «extrêmes morts» de chaque terme vis à vis du tout de la relation.

 

Se retrouve alors une métaphore musicale. Par son intelligence de maîtrise et sa présence d'esprit, la femme est mélodie, tandis que l'homme est harmonie, fond obscur de la volonté. Les femmes représentent l'entendement (notre cerveau gauche) et les hommes la sensibilité passionnelle (notre cerveau droit). D'où la possibilité d'un échange continu où il ne s'agit pas tant de chercher dans l'autre un complément qu'un achèvement de nos possibilités propres. Ainsi, précise Nietzsche, l'homme recherchera la femme sensible et profonde qui le parachève, tandis que la femme voudra un homme sagace, brillant, doté de présence d'esprit, bref chacun ses propres qualités mais transposées et poussées à leur terme[36]. On comprendrait alors mieux des formules sibyllines dans lesquelles la femme parfaite serait plus parfaite que l'homme parfait[37] (un principe de potentialisation superlative que nous avons rencontré dans la musique et que j'ai nommé physis physeôs, créer de quoi créer) ou encore que la femme soit une statue accomplie alors que l'homme serait plus prometteur[38].

 

Devient plus claire aussi l'affirmation qui fait des femmes des comédiennes[39], qui se haussent au niveau de ce que l'on attend d'elles pour fournir à l'homme un vrai miroir de ce qu'il est (ou n'est pas) de sorte que cette capacité protéenne de se faire miroir dise bien le caractère complexe et anfractueux du «cortège de sentiments plus spécialement féminins» que Nietzsche énumère comme curiosité, mensonge, convoitise, sens du péché[40], où le plus caché est précisément la surface. Retournons alors à la structure sous-jacente : la femme peut être dite superficielle, ou infiniment profonde, pour ceci que sa secondarité lui donne un temps d'avance dans l'art d'agencer et d'enchevêtrer les plans et les niveaux, cet art piranésien qui pousse dans leurs derniers retranchements surface et profondeur. Dès lors, rien n'égale le savoir perspectiviste et, dirons-nous, nietzschéen, des femmes : «Le pour et le contre des femmes. Leurs sympathies et antipathies ont leurs relais dans les choses mêmes, parce qu'elles présentent toujours non seulement deux mais trois ou quatre faces, de sorte que les femmes ont toujours raison, les choses étant ce qu'elles sont»[41]. Comme l'avait prévu Schlegel, et comme le reprend en le théorisant Nietzsche, l'homme et la femme (ou l'autre femme) sont en suspension l'un dans l'autre et c'est leur «débord» même, en tant que «taillé en sens inverse», qui rend possible leur disjonction conjonctive. «L'un apte à la guerre, l'autre à engendrer[42]», l'un pour la mort, l'autre pour la vie. Mais il y a du courage furieux dans la femme (cette image, c'est le drame Penthésilée de Kleist qui l'immortalise), tandis que l'homme a l'instinct maladif de se mépriser, ce qui l'oblige par compensation à être aimé par une femme habile[43]. De même, et pour compliquer la donne, la tendance symboliste à juger instinctivement en pour et en contre (ce qui revient à aiguiser les potentialités) chez la femme, trouve sa réplique non symboliste à mépriser les choses en les rabaissant à une mesure ou une fonction (ce qui revient à discréditer les potentialités) chez l'homme. Ces deux tendances se renforcent donc sur un point et pourtant s'excluent, en jouant à des niveaux inverses, mais décrochés et incompatibles. Tout cela «corrompt l'action pure et innocente»[44] et entraîne dans des spirales quasiment incompréhensibles.

Principe d'antagonisme même, «la femme donne tandis que l'homme prend»[45]. Sur cet antagonisme se dégage un point d'entente, où tous les deux s'entendent à «danser avec la tête et les jambes»[46]. Dans cette rotation, pas de milieu tiède, tout est à bord abrupts ou vifs, il faut «charmer ou haïr»[47]. La femme, «extralucide dans le monde de la souffrance»[48], en attaquant l'homme l'exhausse, au lieu de l'exaucer. Nietzsche se souvient des Bacchantes dépeçant Orphée et lui faisant chanter son plus beau chant acéphale, et il se souvient aussi de l'Antigone de Sophocle, enracinée dans la terre pour faire souvenance des dieux d'en-bas et de la vraie différence qu'ils représentaient par rapport à l'homme théologique. La femme concrète n'aime ni la femme en soi ni les femmes en général, parce que c'est par là ramener à du connu ce qui ne peut que rester inconnu, et donc le rabaisser[49]. Conséquence évidente du côté de l'homme : seul un guerrier intelligent, un homme jouant sur les deux tableaux, pourra féminiser la femme au lieu de la masculiniser : «celui qui est assez homme sera capable d'affranchir dans la femme – la femme[50]». Comme chez Kierkegaard le Christ, la femme apprend à l'homme à donner – non pas quelque chose, mais la faculté de donner, c'est-à-dire d'inverser l'autre, de le retourner vers lui-même, de l'intégrer ou de l'invaginer vers son Dehors. Ainsi est préservée des banalités et du babillage la querelle de la masculinisation, que Nietzsche résume plaisamment : «quand la femme a des vertus masculines, c'est à prendre la fuite, quand elle n'en a point c'est elle qui prend la fuite»[51]. Le véritable homme, la véritable femme, on le répète donc avec les Romantiques, c'est gynandre, mulievir, fomme, tous néologismes manqués pour dire que les termes extrêmes ont moins d'importance que leur relation. Alors peut commencer l'amébée, le dialogue crépitant qui se nomme Idéal.

Femme idéale, homme idéal, nous avons compris que c'était non le complément d'un manque, mais la mise en boucle des qualités propres, sans céder sur elles et précisément parce qu'on ne cède pas sur elles. Tout ce qui semble intuitif et approximatif lorsque Nietzsche parle des femmes créées par l'homme à partir de «la côte de son idéal»[52], lorsqu'il affirme que la femme a inventé l'idéalisation de l'amour, tout en souffrant réellement de la désillusion nécessaire qui s'ensuit[53], lorsqu'il voit les femmes s'élever et les hommes s'abaisser dans la relation[54], lorsque l'homme lui paraît chercher en la femme l'amour et la femme en l'homme un apparat social[55], si datées que certaines de ces positions puissent apparaître, tout cela se ramène à un essai de décrire au vol une toupie virevoltante. La seule conclusion solide et pérenne, c'est qu'il est excellent et courageux d'avoir vu qu'il s'agissait d'une toupie et que, dans ces voltes, l'avantage éternel et la suprématie reviennent sans conteste à la femme. Ce qui n'est pas une pirouette finale mais une façon de faire entendre ce que veut dire Nietzsche par «psychologie scientifique» ou « petite vérité». Bref, deux ou trois choses que je sais d'elles.

 

                                                  Arnaud Villani, 22 mars 2011

( CREAN : Centre de Recherche Espace Analytique de Nice / Séminaire du jeudi )

 


 

[1]Die Gebürt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, 1872, traduction française Jean Marnold et Jacques Morland, La naissance de la tragédie ou Hellénisme et pessimisme,  révisée par Jacques Le Rider, Robert Laffont, coll. «Bouquins», Paris 1993. Voir aussi Fragments posthumes X Printemps-Automne 1884, 25 (202) sur «les contraires s'accouplant et engendrant un troisième terme – œuvre du génie !»

 

[2]Lettre du 1 er février 1890

[3]Nietzsche contra Wagner. Pièces au dossier d'un psychologue, 1888, publiée en 1895, trad. Henri Albert (Haug), révisée par J. Le Rider, Laffont «Bouquins» Paris 1993. On connaît aussi la formule : «Sans musique la vie serait une erreur, une besogne éreintante, un exil».

[4]Ecce Homo. Comment on devient ce qu'on est, 1888, publiée en 1908, trad. Henri Albert, révisée par Jean Lacoste, «Pourquoi je suis si sage» § 7, Laffont «Bouquins» 1993. Les autres citations du texte  présent se  réfèreront à la même édition en deux volumes et aux mêmes traductions, en général Henri Albert, révisée par Lacoste.

[5]Ecce Homo, op.cit. § 4

[6]La Naissance de la Tragédie, § 9

[7]Humain, trop humain, trad. Henri Albert, § 409 et Le Gai savoir, même traducteur, § 71

[8]Le Gai savoir, § 60

[9]Le Gai savoir, § 339 et Nietzsche contra Wagner, «Intermezzo»

[10]Par-delà Bien et mal, § 139, Humain, top humain § 411

[11] Humain, trop humain, § 414 et 420

[12]Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bons livres», § 5

[13]Alors que l'homme ne sait qu'être méchant : «Des femmes, vieilles et jeunes», Ainsi parlait Zarathoustra

[14]Généalogie de la Morale, 3ème dissertation, § 7

[15]Généalogie de la Morale, 3ème dissertation § 8

[16]Le Gai savoir, § 60

[17]Par-delà Bien et mal, «Nos vertus» § 231

[18]Le cas Wagner, § 3

[19]Ainsi parlait Zarathoustra, «De l'homme supérieur»

[20]Ainsi parlait Zarathoustra, «Des femmes, vieilles et jeunes»

[21]Par delà Bien et mal, § 16 ; Maximes et pointes, § 127

[22]Humain trop humain, § 286

[23] Humain, trop humain, § 398

[24]Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bons livres», § 5

[25]Généalogie de la Morale, 3ème dissertation, § 9

[26]Par-delà Bien et mal, § 261

[27]Humain trop humain, § 435

[28]Le cas Wagner, § 3. «Le danger pour l'homme de génie, c'est la femme. Les femmes aimantes sont leur ruine». Par leur sollicitude maternelle qui forme un «berceau d'or» (Humain, trop humain, § 429), c'est comme si elles jetaient de l'huile sur la mer en furie du créateur, pour en calmer l'agitation.

[29]Par-delà Bien et Mal, § 145

[30]L'Antéchrist, § 48

[31]Humain, trop humain, § 272

[32]Humain, trop humain, §  66

[33]Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bons livres» § 3

[34]Ainsi parlait Zarathoustra, «Des femmes vieilles et jeunes»,

[35]Humain, trop humain, § 405

[36]Humain, trop humain, § 410 et 411

[37]Humain, trop humain § 377

[38]Humain, trop humain, § 274

[39]Le Gai Savoir, § 361

[40]La Naissance de la tragédie, § 9, voir aussi, sur le miroir, Humain trop humain, § 400

[41]Humain trop humain, § 417

[42]Ainsi parlait Zarathoustra, «De l'esprit de lourdeur», § 23

[43]Humain, trop humain, § 384

[44]«Quand elles sont éprises des choses, elles en font aussitôt une affaire de parti, et ainsi en corrompent l'action pure et innocente», Humain trop humain, et voir aussi § 416 : «il est vraiment difficile dans ces décisions soudaines de se tromper complètement», § 417

[45]Le Gai savoir, § 363, voir aussi le premier Post-scriptum du Cas Wagner où Brünnhilde «se sacrifie»

[46]Ainsi parlait Zarathoustra «De l'esprit de lourdeur».

[47]Par-delà Bien et Mal, § 84

[48]Par-delà Bien et Mal, § 269

[49]Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bons livres», § 5

[50]Ainsi parlait Zarathoustra, «Des femmes, vieilles et jeunes»

[51]Maximes et pointes, § 28

[52]Maximes et pointes, § 13

[53]Humain, trop humain, § 415

[54]Humain, trop humain, § 399

[55]Humain, trop humain § 410

 

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