Alexander Calder
LES ANNÉES PARISIENNES (1926-1933)


 


 

 


 

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© Centre Pompidou, Bibliothèque Kandinsky, fonds Marc Vaux
© CMarc Vaux, Calder dans son atelier au 14 rue de la Colonie, 1931
alder Foundation New York / Adagp Paris 2009

 

 

 

Introduction

L’exposition Alexander Calder. Les années parisiennes 1926-1933 concerne des années décisives : ce sont celles de la genèse de toute une œuvre à venir. Au cours de son séjour parisien, Calder met au point les grands principes de son art et invente, en particulier, son concept de la sculpture en mouvement.
Lorsqu’il arrive à Paris, Calder a vingt-huit ans, il en est encore à se chercher. Lorsqu’il en repart, huit ans plus tard, il est devenu un artiste d’envergure internationale et l’une des figures les plus marquantes de la sculpture du 20e siècle.

 

les annÉes de jeunesse de Calder aux États-Unis

Calder est né en 1898 en Pennsylvanie dans une famille d’artistes. Il est doué, dès son plus  jeune âge, pour la mécanique et la fabrication d’objets et s’inscrit, après le collège, au Stevens Institute of Technology pour y suivre des études de Génie Mécanique. Il en sort diplômé en 1919 et exerce brièvement divers emplois en tant qu’ingénieur. Cette formation jouera un rôle considérable dans son œuvre. Artiste ingénieur, bricoleur de génie, il mettra au point les mécanismes les plus astucieux pour animer ses créations, en particulier ses mobiles.

En 1923, Calder décide de se consacrer entièrement à l’art. Il étudie à New York la peinture et le dessin d’après modèle ainsi que la composition picturale. Ses premiers dessins sont publiés dans la presse new-yorkaise. Il s’agit d’illustrations d’événements sportifs, de scènes urbaines, de scènes de cirque. Acrobates, boxeurs, footballeurs, danseuses de charleston sont saisis en pleine action par son trait de plume aiguisé de caricaturiste. Toujours pour la presse, il réalise en 1925 des centaines de dessins au pinceau représentant des animaux du zoo du Bronx et de Central Park. Ces dessins donnent lieu au livre Animal Sketching où se manifeste, à travers la représentation des animaux, l’élément essentiel de toute sa création : le mouvement comme manifestation de la vie du monde.

Untitled (Monkey), 1925
[Sans titre (Singe)]
Encre sur papier
14,1 x 9,5 cm cm
New York, Calder Foundation
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009

Ce que Calder cherche à capter et à transmettre dans ses croquis exécutés sur le vif et pleins d’humour, c’est l’émotion qu’il ressent face à la nature : face à la souplesse du chat ou la grimace comique du singe. Pour réaliser ses dessins, il passe des journées entières au zoo. La silhouette de ce singe, comme celles des autres animaux qu’il observe, est tracée d’un geste fluide à main levée. Son dessin, à la fois descriptif et abstrait, traduit en quelques traits l’expression et le mouvement de l’animal. Il annonce ses futures sculptures en fil de fer.

 

L’exposition : les annÉes parisiennes

A Paris, Calder s’installe dans un atelier à Montparnasse. Il y rencontre tous les artistes de l’avant-garde internationale qui s’étaient alors fixés à Paris. Il fait la connaissance de Man Ray, Marcel Duchamp, Joan Miró, Piet Mondrian. La galerie Percier, où il expose en 1931, est aussi celle de Picasso. Elle a également exposé les constructivistes russes. Dans ces années, qui sont encore une époque de formation, Calder capte au vol tout ce qu’il découvre autour de lui. Il va le transformer pour donner naissance à l’une des œuvres les plus innovantes du 20e siècle.

Le jeu, l’ingéniosité, la jubilation de créer sont une marque essentielle de l’œuvre de Calder. Le Cirque miniature, créé à Paris, en est l’illustration la plus célèbre. Les prototypes de jouets, réalisés en 1927 pour un fabricant de jouets de Oshkosh, Wisconsin, sont un autre exemple de cette alliance, caractéristique chez lui, d’un esprit ludique et d’une grande précision technologique. Ces petits objets peints de couleurs vives, dont beaucoup représentent des animaux, ont été conçus, comme les personnages du Cirque ou les mobiles motorisés, pour être mis en action à l’aide de mécanismes très ingénieux.

Ces années de création sont marquées, au début des années 1930, par le passage soudain de Calder à l’abstraction. Ce tournant est pour lui une nouvelle manière d’exprimer le mouvement qui le fascine depuis toujours. Le mouvement, l’équilibre, le déséquilibre, la symétrie, la dissymétrie sont les mots clés de son œuvre.

Exposés, tous ces objets se retrouvent condamnés à l’inertie. Comment retrouver la magie de ces créations animées ? Pour leur redonner vie, l’un des partis pris de l’exposition a été de les montrer en mouvement en retrouvant la plupart des films existant sur ces œuvres. Plusieurs sont des films d’archives, contemporains de leur création. D’autres sont plus récents. C’est le cas notamment du film tourné par Jean Painlevé en 1955, un document exceptionnel qui nous permet de voir le Cirque en action. Il nous restitue les gestes de Calder, l’enchaînement des numéros, les mécanismes des personnages.

 

 

Le Cirque

Le Cirque n'avait jamais quitté le Whitney Museum de New York, depuis les années 70 où il est conservé, en raison notamment de la fragilité des éléments qui le composent. Il compte au total plus de deux cents pièces, parmi lesquelles soixante-neuf figures et animaux, quatre-vingt-dix accessoires – tapis, lampes, filets, rideaux – et trente-quatre instruments de musique, disques de phonographe et accessoires de bruitage.
L’exposition nous donne l'occasion unique de le voir exposé à Paris.

Cirque Calder, 1926-1931
Matières diverses : fil de fer, bois, métal, tissu, fibre, papier, carton, cuir,
ficelle, tubes de caoutchouc, bouchons, boutons, sequins, boulons et clous, capsules de bouteille
137,2 x 239,4 x 239,4 cm
New York, Whitney Museum of American Art, New York
Purchase, with funds from a public fundraising campaign in May 1982.
Photo © Whitney Museum of American Art
© Calder Foundation, New York/Artists Rights Society (ARS), New York / Adagp, Paris 2009

Calder a travaillé au Cirque sa vie durant, le complétant constamment d’éléments nouveaux. On peut voir dans l’exposition les valises dans lesquelles il le transportait, chaque fois qu’il traversait l’océan, au cours de ses voyages entre New York et Paris.
Premier chef-d’œuvre de Calder, le Cirque est également une expérience centrale dans son œuvre : il s’inscrit dans la continuité de ses dessins réalisés à New York à partir de l’observation du mouvement des animaux et annonce, avec sa mise en mouvement d’objets à trois dimensions, les futurs mobiles.
Les exercices d’équilibrisme et d’acrobatie de ses personnages sont des défis aux lois de la pesanteur et témoignent d’une pensée plastique fondée sur la tension entre équilibre et déséquilibre.

 

Une œuvre d’art total

Jean Painlevé, photogramme extrait du film Le Grand Cirque de Calder, 1927, 1955
16’, couleur, sonore
© Les Documents photographiques
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009

Comme on peut le voir dans le film de Jean Painlevé le Cirque a donné lieu à de véritables spectacles. Tel un marionnettiste, Calder actionnait les très nombreux personnages qui le composent – parmi lesquels des trapézistes, une danseuse du ventre, des jongleurs, des chiens savants, un avaleur de sabre, etc. – à l’aide de ficelles et de leviers. Ces mécanismes expédiaient les acrobates en l’air, faisaient voler les trapézistes d’un trapèze à l’autre, rythmaient la danse du ventre de la danseuse Fanni. Le spectacle était également accompagné de musique, de bruitages et du discours de Calder qui, tel un bonimenteur, commentait les numéros.

D’abord réservé à ses proches, le Cirque a intéressé un cercle grandissant d’amis puis de critiques jusqu’à devenir un véritable happening. Le Cirque peut être considéré comme l’un des premiers exemples de performance artistique, au sens où celle-ci se définit par la présence même de l’artiste et par le rôle de l’improvisation.

 

Un art du recyclage

Vues du Cirque Calder, 1926-1931

Lion dans sa cage
New York, Whitney Museum of American Art, 83.36.36.c
© Whitney Museum of American Art - photo Sheldan C. Collins
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009
 

Eléphant dressé sur ses pattes arrière
New York, Whitney Museum of American Art, 83.36.13.c
© Whitney Museum of American Art - photo Sheldan C. Collins
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009
 

Cow-boy attrapant au lasso un taureau
New York, Whitney Museum of American Art, 83.36.31
© Whitney Museum of American Art - photo Sheldan C. Collins
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009
 

Fanni, la danseuse du ventre
New York, Whitney Museum of American Art, 83.36.24a-d
© Whitney Museum of American Art - photo Sheldan C. Collins
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009

Les personnages du Cirque sont réalisés à partir des matériaux les plus hétéroclites et les plus pauvres. Les têtes, les bras, les pattes sont en fil de fer. Les corps en capsules de bouteilles, bouchons de liège, bobines, boîtes de conserve, pinces à linge, étoffes de toutes sortes. Le goût de Calder pour le recyclage ne s’est d’ailleurs pas limité au Cirque. Jusqu’à la fin de sa vie, il a tout fabriqué lui-même, y compris son mobilier personnel, ayant horreur d’utiliser les produits préfabriqués.   

Cette utilisation de matériaux disparates pour créer une œuvre d’art n’est pas nouvelle. Le cubisme avec Braque et Picasso, les cubofuturistes russes, les dadaïstes y ont eu également recours. Mais la pratique de Calder est différente de celle de ces derniers : il n’y a pas chez lui de culture du matériau en tant que telle. Sa pratique préfigure davantage l’Arte Povera des années 1960. Il se sert de produits pauvres, de matériaux de rebut, dans le but de construire une représentation.

 

Les photographies du Cirque

Alexander Calder, dès les années 20, s'est intéressé à la manière dont il convenait de reproduire ses sculptures. De nombreux photographes, parmi les plus talentueux de l’époque, ont photographié son œuvre, notamment André Kertész et Brassaï, deux figures majeures de l’avant-garde et tous deux d’origine hongroise. Si Brassaï s’attache à traduire la dimension narrative du Cirque, Kertész, quant à lui, interroge surtout la figure de l’artiste. Comment reproduire une œuvre dont le principe est le mouvement ? La question se reposera plus tard avec les mobiles.

André Kertész
Les photographies de Kertész montrent un Calder omniprésent. Ses clichés − dont certains vont devenir les portraits les plus fréquemment reproduits du sculpteur − tiennent davantage du genre reportage ou du portrait que du travail de reproduction à proprement parler. Ils révèlent néanmoins un aspect essentiel du Cirque qui ne vit que mis en action par son créateur, ingénieur et marionnettiste. Sans la présence de Calder et sa dextérité à manipuler ficelles et personnages, le spectacle du Cirque n’existe pas.

Brassaï
Brassaï est sans doute le premier photographe à avoir tenté de traduire le mouvement inhérent au Cirque. Ses images renvoient à des tentatives de saisir certains numéros, comme celui de l’Avaleur de sabre, selon une technique narrative séquentielle. Les numéros – il fera de même avec ceux de Monsieur Muscle, de la danseuse de cordes et du lanceur de couteaux – sont découpés sous la forme d’un récit en images proche du story-board cinématographique.

 

 

Les sculptures linÉaires en fil de fer

Dessins dans l’espace, aussi légères que l’air, ces sculptures restituent la vie et le mouvement de leurs modèles. L’invention par Calder de cette nouvelle forme de sculpture métallique et linéaire est l’une des créations les plus radicales de l’art du 20e siècle.

 

Un dessin dans l’espace

Cette sculpture renverse, en effet, complètement les acquis de la sculpture traditionnelle. Aux matériaux lourds, pesants, sur la masse, elle oppose le fil de fer – un matériau industriel, léger – et des silhouettes qui correspondent à un dessin dans l’espace.

Le Lanceur de poids, 1929
Fil de fer, 82 x 73 x 13,3 cm
Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, don de l’artiste 1966
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009

Tordre du fil de fer pour en faire des sculptures est dans le prolongement naturel du style graphique de Calder. On retrouve ici l’humour, le souci d’expressivité et surtout le tracé et l’attention portée au mouvement dans ses dessins d’animaux simplifiés à l’extrême et ses croquis de presse réalisés au cours de sa jeunesse new-yorkaise. Les contours de ses personnages s’enchaînent avec fluidité comme si la forme avait été dessinée d’un seul trait de crayon, sans quitter le papier.

Attentives au mouvement, ces sculptures sont aussi sensibles à l’espace qui les environne et sujettes, elles-mêmes, au mouvement. Le sculpteur Pol Bury disait qu’elles agissaient « comme un courant d’air ». En ce sens, elles préfigurent les premiers mobiles abstraits, légers comme l’air qui les fait bouger.

Joséphine Baker IV, vers 1928
Fil de fer, 100,5 x 84 x 21 cm
Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, don de l’artiste, 1966
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009

Entre 1926 et 1929, Calder réalise cinq sculptures de Joséphine Baker. Danseuse, chanteuse, meneuse de revue, cette Américaine, arrivée à Paris en 1925, est la star du music’ hall des années vingt. Sa beauté, son charleston effréné et sa « danse sauvage africaine » dans la célèbre Revue nègre du théâtre des Champs-Elysées, où elle ne porte rien d’autre que des plumes, inspirent de nombreux artistes. Parmi eux, Man Ray, Picasso, Matisse, Foujita et donc Calder. Ses sculptures en fil de fer s'attachent à restituer le mouvement de la danseuse.

Dans la première, il s'agit seulement du mouvement des bras, la silhouette est encore figée. Les suivantes montrent une forme de plus en plus fluide. Le visage, de son côté, perd peu à peu de son importance au fur et à mesure que les mouvements du corps sont accentués. Les cercles convexes et en spirales des seins et du ventre deviennent, eux, tridimensionnels, donnant forme aux seins et aux muscles de Joséphine Baker dans sa célèbre danse du ventre. Calder a également réalisé une autre sculpture de Joséphine Baker, intitulée Aztec Joséphine Baker, qui est, elle, plus abstraite.

 

Portraits en fil de fer

Calder utilise sa nouvelle technique de la sculpture en fil de fer pour réaliser des portraits. Ces portraits constituent une sorte de journal de ses rencontres parisiennes. On y retrouve tout son panthéon artistique, ses amis peintres comme Joan Miró ou Fernand Léger, le compositeur de musique Edgar Varèse, plus rarement des inconnus.

Portrait de Joan Miró, vers 1930
Fil d’acier, 29 x 27 cm
Palma de Majorque, Collection M. Joan Punyet Miró
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009

Ce portrait de Miró a été réalisé deux ans après que Calder ait fait la connaissance du peintre espagnol. De cette rencontre naîtra une longue amitié entre les deux artistes. Comme pour les autres têtes en fil de fer, celle-ci donne l’impression d’avoir été faite d’un seul geste continu.

Si l’on retrouve dans tous ces portraits l’humour et le trait de caricaturiste de Calder, le modèle sur lequel il s’appuie pour les concevoir est plus inattendu. De nombreux dessins préparatoires montrent qu’il s’est inspiré des portraits physiognomoniques du peintre français du 17e siècle, Charles Le Brun, lequel déduisait des lignes et des proportions du visage humain le caractère de l’âme. L’emprunt à Le Brun de sa méthode de grossissement et de déformation des traits permet à Calder d’obtenir des têtes expressives, au relief marqué, malgré leurs volumes vides.

Kiki de Montparnasse II, 1930
Fil de fer, 30,5 x 26,5 x 34,5 cm
Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, don de l’artiste, 1966
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009
 

Chanteuse, actrice, modèle et peintre, Kiki est un personnage mythique du Montparnasse de l’époque. Elle rencontre Calder en 1928 par l'entremise de Man Ray dont elle est alors la compagne et le modèle de prédilection. Calder fera trois portraits d’elle. « Reine des ateliers et des artistes parisiens » comme la désigne un journal, Kiki découvre avec Calder un nouvel art du portrait. A ce même journal, elle déclare : « M. Calder, un ingénieux yankee, est dans une catégorie à part. Au lieu de barbouiller de la toile avec des tubes de peinture ou de mutiler du marbre, il tord des bouts de fils de fer, avec un art consommé, pour faire le portrait de son modèle. »

Ce portrait charge de Kiki capte le détail physionomique qui fait la singularité de ce visage : son célèbre nez allongé et terminé en pointe. C'est à partir de lui que Calder organise toute la tête. Du nez et dans la continuité parfaite de ses courbes partent les arcades sourcilières et les yeux en amande, de même que la ligne du front, tandis que lèvres et menton poursuivent la boucle des narines.

Dans l’exposition, le visiteur peut suivre en direct la réalisation du premier portrait de Kiki de Montparnasse grâce à un film des studios Pathé, tourné dans l’atelier de l’artiste en 1929.

 

Photographier les sculptures en fil de fer

Marc Vaux, [Portrait d’Amédée Ozenfant, 1930] n.d.
Epreuve moderne réalisée d’après plaque de verre, 24 x 18 cm
Paris, Centre Pompidou, Bibliothèque Kandinsky, fonds Marc Vaux
© Centre Pompidou, Bibliothèque Kandinsky, fonds Marc Vaux
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009

Photographier une sculpture de Calder relève un peu du défi. Comment saisir cet objet vide, presque immatériel ? Le photographe Marc Vaux, spécialiste de la reproduction pure et photographe attitré des artistes de Montparnasse, va mettre au point une solution originale : il systématise l'utilisation de fonds clairs et utilise le jeu d’ombres portées pour détacher l'objet du fond, comme ici pour le portrait du peintre Amédée Ozenfant. Le dédoublement de la ligne induit par l'ombre portée sur le fond clair donne de la sculpture une lecture dynamique, comme deux points de vue différents sur un même objet. La sculpture y devient un véritable dessin dans l'espace.
 

 

L’œuvre abstraite

L’année 1930 marque la conversion de Calder à l’abstraction géométrique, laquelle, comme Calder l’a souvent raconté est le résultat de ce qu’il a décrit comme un choc, sa rencontre avec Mondrian. Naît alors une nouvelle forme d’abstraction où le mouvement devient matériau à part entière.

Dans son autobiographie, Calder raconte à propos de la visite qu’il fit à l’atelier de Mondrian à l’automne 1930 : « Cette seule visite me fit ressentir le choc − ce choc qui, pour moi a tout déclenché. […] Et maintenant, à trente-deux ans, je voulais peindre et travailler dans l’abstrait. » Calder est frappé par les cartons peints en jaune, rouge, bleu, noir, qui sont punaisés sur le mur de manière à former une belle et grande composition. Dans une lettre datée de 1934, il précise : « J’ai été bien plus touché par ce mur que par ses peintures, bien que je les aime aujourd'hui beaucoup. Je me rappelle avoir dit à Mondrian que ce serait bien si on pouvait les faire osciller dans des directions et à des amplitudes différentes. »

Ainsi Calder surimpose à la vision des œuvres abstraites de Mondrian, une vision dynamique qui lui est propre. De cette vision vont naître ses futurs mobiles qui affranchissent la sculpture de la masse et pour laquelle le mouvement va devenir un matériau à part entière.

Calder rejoint en 1931 le groupe Abstraction-Création qui réunit, entre autres, Piet Mondrian, Hans Arp, Robert Delaunay et Jean Hélion. La première exposition de ses sculptures abstraites a lieu à la galerie Percier à Paris, au mois d’avril de la même année. Fernand Léger écrit à leur sujet dans le catalogue de l’exposition : «  Devant ces nouvelles œuvres transparentes, objectives, exactes, je pense à Satie, Mondrian, Marcel Duchamp, Brancusi, Arp, ces maîtres incontestés du beau inexpressif et silencieux. »

La grande révolution qu’induisent ces sculptures cinétiques abstraites est que ces œuvres retournent complètement la question du mouvement. Le mobile a ceci de particulier qu’il est une composition d'équilibre, or l'équilibre évoque l’immobilité. Le mouvement, tel que l’entend Calder n’est pas la recherche du dynamisme, du paroxysme de la vitesse, comme chez les futuristes, il est, au contraire, recherche de retour à l’équilibre. Il découle d’une appréhension de l’espace comme séjour de forces et d’énergie.

 

Les mobiles à mouvement libre

Ces mobiles sont régis par des principes de physique très simples de mise en tension. Ils s’animent au toucher ou par les courants d’air.

Object with Red Discs, 1931
[Objet avec disques rouges]
Tige de métal peint, fil de fer, bois et feuille d’aluminium, 224,8 x 83,8 x 120,7 cm
New York, Whitney Museum of American Art, Purchase, with funds from the Mrs Percy Uris Purchase Fund, 86.49a-c
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009

Dans Object with Red Discs, une grande branche noire porte à son extrémité basse une sphère, enclose dans le pied évidé de la sculpture. A son autre extrémité se déploie une cascade de tiges en fil de fer, qui se prolongent presque à l’horizontal par des disques rouges. Ces tiges, rattachées les unes aux autres, sont maintenues en tension par la traction d'une autre boule, tout à l'extrémité haute du système.

L’œuvre réalise une mise en tension permanente et c'est de cette mise en tension que résulte aussi la capacité de mouvement de l'objet, sa nervosité qui est proche des mouvements de certains objets naturels.
Ses couleurs inaugurent la palette emblématique de l’artiste : le rouge, le noir, le blanc, qui sont aussi les couleurs fondamentales des constructivistes russes.

Two Spheres within a Sphere, 1931
[Deux sphères dans une sphère]
Fil de fer, bois et peinture, 95,5 x 81,3 x 35,6 cm
New York, Calder Foundation
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009

Plusieurs de ces mobiles ont une dimension cosmique avec leur forme de mappemonde vide transpercée d’éclairs ou piquée d’astéroïdes. Ils semblent conçus comme des modèles réduits de l’univers dont les mouvements lents évoquent la gravité astrale. En 1933, le critique Anatole Jakosvky écrit : « […] l’atelier de Calder devient le rendez-vous des planètes. Dans des rythmes et des compositions magnifiques, il sut rendre avec exactitude, l’arrivée, les départs et les gravitations des planètes et de leurs satellites. »

A cette époque, les mobiles reposent sur un socle. Par la suite, ils seront suspendus, ce qui augmentera encore la capacité de mouvement de la sculpture en l’affranchissant de ses relations avec le sol. La suspension libre permettra à la sculpture de gagner ce que Calder appelle « le grand espace », le cosmos.

 

Les mobiles motorisés

En même temps que ses mobiles à mouvement libre, Calder crée des mobiles animés par des moteurs intégrés. Les deux solutions coexisteront longtemps dans son œuvre.

Parmi ces mobiles, [Untitled, 1931] à un caractère historique : c’est en le regardant que Marcel Duchamp invente le terme de « mobile ». De plus, il est exposé en 1932 à la galerie Vignon à Paris, première exposition entièrement cinétique dans l’histoire de l’art occidental. L’art cinétique caractérise une forme d’art plastique fondé sur le caractère changeant d’une œuvre par effet optique ; ce changement pouvant résulter d’un mouvement réel ou virtuel. Dans le cas des mobiles de Calder, il s’agit d’un mouvement réel.

[Untitled, 1931] est composé d’une structure en fil de fer à laquelle s'accrochent des formes géométriques : une forme en fuseau, une petite sphère noire, une autre sphère noire plus grosse, le tout étant mis en mouvement par un mécanisme intégré à l'œuvre et entraîné par un petit moteur.

Marc Vaux
Même question que pour le Cirque : comment photographier ces sculptures abstraites en mouvement ? Marc Vaux, dont on peut voir des clichés de ce mobile, eut recours à des temps de pose assez longs qui permettent d'obtenir une sorte de durée, de mouvement dans l'image. Le flou induit par le bougé de l'objet photographié propose une nouvelle traduction du mouvement dans l'espace.

 

les Mobiles sonores

Sous l’influence de son amitié avec le compositeur Edgar Varèse apparaissent des œuvres fondées sur la percussion. Ces sculptures marquent le tournant de l’œuvre de Calder vers des sculptures sonores, musicales, des sculptures installations, annonciatrices de ses recherches de mobiles dans le domaine du théâtre, du spectacle.

Small Sphere and Heavy Sphere, 1932-1933
[Petite sphère et grande sphère]
Fer, bois, cordes, tiges et objets divers
H. 317,5 cm (dimensions variables)
New York, Calder Foundation
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009

Small Sphere and Heavy Sphere est une sculpture en quelque sorte duchampienne, puisqu’elle est en partie composée d’objets tout faits : une simple caisse en bois, des bouteilles en verre, une cymbale. Les pièces abstraites – une petite sphère et une sphère un peu plus lourde – sont suspendues au bout d’un fil. Elles sont faites pour être balancées dans l’espace et venir heurter ces objets. Il faut imaginer cette sculpture en mouvement avec ses pièces fracassant l'ensemble de bouteilles, cognant contre la cymbale, renversant la caisse en bois. Tous ces bruits différents transforment cette sculpture en une œuvre sonore, une œuvre musicale.
 

 

 

L’œuvre biomorphique

Vers 1932, Calder adopte un nouveau vocabulaire composé de courbes et de formes arrondies. Il délaisse le fer pour le bois et la géométrie pour des formes organiques, proches des signes flottants dans l’espace des peintures contemporaines de Joan Miró, du style biomorphique de Hans Arp ou de Paul Klee.

Requin et baleine, vers 1933
Bois, tige et peinture
86,5 x 102 x 16 cm
Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, dation 1983
© Calder Foundation New York / Adagp Paris 2009

Cette œuvre à la puissance magnétique, aux couleurs violemment contrastées est l’évocation de deux mondes. D’un côté, la pesanteur de la baleine, de l’autre la rapidité du requin. Les animaux, chers à Calder, sont incarnés seulement ici par des signes, des formes primitives, archaïques. Comme son ami Joan Miró, Calder se situe ici à la charnière de surréalisme et de l’abstraction. Cette œuvre est aussi une nouvelle interprétation du travail de Calder sur le mouvement : le fléau en bois qui incarne le requin, tourne légèrement dans l’espace au passage des spectateurs.

Calder continuera dans cette voie avec les derniers mobiles suspendus de son séjour parisien, où le métal se mêle au fil et au bois pour créer des œuvres qui associent le surréalisme et l’abstraction, la vie et la géométrie, la machine et l’imaginaire.

 

 

Bibliographie

Ouvrages

- Calder. Les années parisiennes. 1926-1933. Catalogue, Centre Pompidou, 2009
- Arnauld PIERRE, Calder. Mouvement et réalité. Hazan, 2009
- Daniel LELONG, Avec Calder. Hazan, 2000
- Jean-Claude MARCADÉ, Calder. Flammarion, 1996
- Arnauld PIERRE, Calder : la sculpture en mouvement. Découvertes Gallimard/ Paris musée, 1996
- Daniel LELONG, James Johnson SWEENEY, Calder, l’artiste et l’œuvre. Maeght, 1971

Texte de l’artiste

- Alexander CALDER. Autobiographie. Traduit de l’anglais par Jean Davidson. Maeght, 1972

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