Dalí et le mythe de Narcisse

 

meta_narcisse3.jpg

 

De toutes les versions du mythe de Narcisse, la plus connue est celle des Métamorphoses d’Ovide, selon laquelle Narcisse est le fils de la nymphe Liriopé et du fleuve Céphise. À sa naissance, le devin Tirésias avait prédit à sa mère qu’il vivrait aussi longtemps qu’il « ne verrait pas son image ».

Le jeune Narcisse est si beau qu’il éveille le désir de nombreux jeunes gens des deux sexes, mais il les éconduit tous. Parmi ses prétendants, la nymphe Écho lui voue une adoration à laquelle il reste insensible, si bien que, désespérée, elle se retire dans un endroit solitaire, n’y laissant d’elle que sa voix.

Se rendant aux supplications d’une des victimes de Narcisse, un jour de canicule, Némésis pousse le jeune homme à se désaltérer dans une fontaine au cours d’une promenade. Celui-ci s’éprend de l’image que reflète l’onde, la sienne, et comme il ne peut l’atteindre, il se laisse mourir, penché sur son propre visage. Sur les lieux de sa mort, naît une fleur qui porte son nom, le narcisse.

« Il était une source extrêmement claire, argentée, à l’onde transparente, que ni les bergers ni les chèvres qui paissent dans la montagne n’avaient jamais touchée, ni aucune autre bête, qu’aucun oiseau n’avait troublée, pas même une branche tombée de l’arbre ».

Telle est la description que fait Ovide de cet endroit idyllique et solitaire : un site pratiquement vierge et difficilement accessible, qui évoque immédiatement pour nous la nature géologique du cap de Creus. Sur la photo présentée ici, laquelle se trouve actuellement au Centre d’études daliniennes et, selon toutes probabilités, a été prise par Gala elle-même – on en possède le négatif –, on voit le peintre penché au-dessus d’un trou d’eau au lieu-dit Punta dels Tres Frares, dans la calanque Galladera, entre le cap de Creus et El Port de la Selva, endroit où l’on ne peut se rendre que par la mer et l’un des rares sites préservés de notre côte.

Quand on regarde attentivement le paysage de l’huile La métamorphose de Narcisse de Salvador Dalí, on y reconnaît cette texture typique des rochers du cap de Creus, si présente dans l’œuvre dalinienne.

À Paris, en 1937, Dalí publie aux Éditions Surréalistes un poème intitulé comme le tableau, déclarant qu’il faut le lire en contemplant la toile : il s’agit de sa part d’une sorte d’expédient pédagogique.

Selon Dalí, ce sont le premier poème et le premier tableau issus de l’application intégrale de sa méthode paranoïaque critique. Cette ressource est particulièrement significative, si on analyse le thème de Narcisse, compte tenu du fait que ce mythe a été à l’origine d’une nombreuse iconographie aussi bien en peinture qu’en sculpture et en littérature… dont, pour ne citer que quelques œuvres : le Narcisse de Caravage, le Narcisse à la fontaine du Tintoret, la fresque pompéienne représentant Narcisse et Écho ou, parmi les textes, les Métamorphoses d’Ovide, et jusqu’à André Gide – le peintre possédait le Traité du Narcisse dans sa bibliothèque – ou encore Paul Valéry.

Dans son texte, Dalí recommande de contempler la toile dans un état de « fixation distraite », moyennant quoi la figure de Narcisse disparaîtra graduellement. Le personnage occupe la partie gauche du tableau, ses contours imprécis se reflètent dans l’eau ; tête appuyée contre le genou, il se courbe, probablement pour mourir. À côté, la double image avec la transformation de Narcisse, dans une main qui contient un œuf dont surgira la fleur homonyme. Entre les deux images en question, se tient un groupe de personnes que le peintre appelle dans son texte les « hétérosexuels » et qui, toujours selon lui, se compose d’un Hindou, d’un Catalan, d’un Allemand, d’un Russe, d’un Américain, d’une Suédoise et d’une Anglaise ; ce seraient les prétendants des deux sexes qui s’approchent de Narcisse, et que celui-ci refuse systématiquement.

Lorsque le poème prend fin, avec la mort de Narcisse selon la version d’Ovide, et sa transformation en fleur dans la version de Dalí, apparaît l’amour, en la personne de Gala, qui le sauve de ce funeste destin. C’est avec la strophe qui clôt le poème que se produit la métamorphose à laquelle fait référence le titre de l’œuvre :

« Quand cette tête se fendra,
quand cette tête se craquellera,
ce sera la fleur,
le nouveau Narcisse,
Gala,
mon narcisse. »

Par ce tableau, l’artiste met l’accent sur le drame humain de l’amour, de la mort et de la transformation connue sous le nom de "narcissisme" en psychanalyse. Sigmund Freud, dans son Introduction à la psychanalyse, définit ce terme comme « le déplacement de la libido de l’individu vers son propre corps, vers le “moi” du sujet ».

En juillet 1938, Dalí se rend à Londres pour rencontrer Freud et, pendant la visite, lui montre ce tableau. Freud commente : « Jusqu’ici, j’inclinais à penser que les surréalistes – qui m’ont paraît-il choisi pour saint patron – étaient complètement fous. Mais ce jeune espagnol, avec ses yeux fanatiques et sa maîtrise technique indiscutable, m’a inspiré une opinion distincte. En fait, il serait tout à fait intéressant d’explorer analytiquement la croissance d’une telle œuvre… ».

Salvador Dalí, avec cette huile, a uni la tradition classique de la mythologie grecque aux dernières recherches scientifiques, en l’occurrence, la psychanalyse, recourant à un mythe chargé de sens, celui de Narcisse, pour un artiste qui s’emploie sans cesse à construire sa propre image.

 

 Rosa Maria Maurell i Constans
El Punt, 25 décembre 2005

 

Sommaire Les Arts