Texte publié dans Les Lettres de la Société de Psychanalyse Freudienne, Questions d’espace et de temps, n° 20, 2008, p. 45-55.
Françoise Dastur
Temps et espace dans la psychose
selon Henri Maldiney
Professeur de philosophie et d’esthétique à l’Université de Lyon II jusqu’en 1980, Henri Maldiney, aujourd’hui âgé de 98 ans, est une des figures majeures de la philosophie française du XXe siècle. Si tout son travail s’est inscrit dans l’horizon ouvert par ce retour aux choses mêmes que préconisait Husserl, le fondateur de la phénoménologie, c’est pourtant en partant de la notion heideggérienne d’existence qu’il a développé, à côté d’une phénoménologie de l’art qui représente le pan le plus important de son œuvre, toute une réflexion sur la psychopathologie où son interlocuteur principal demeure le psychiatre Ludwig Binswanger, le fondateur de la Daseinsanalyse ou analyse existentielle, dont il a contribué à faire connaître l’œuvre en France. Il a en effet préfacé, avec Roland Kuhn, la première traduction en français, par Jacqueline Verdeaux et Roland Kuhn, d’un ensemble de textes de Binswanger paru en 1971 dans la collection Arguments sous le titre Introduction à l’analyse existentielle. Dans l’un des premiers textes qu’il lui a consacrés, paru en 1973 dans un recueil intitulé Regard, parole, espace, où il résumait brièvement la vie du psychiatre suisse, né en 1881, mort en 1966, ami de Freud, mais profondément marqué par la pensée de Husserl et de Heidegger, Henri Maldiney soulignait que pour Binswanger, « la folie est une possibilité de l’homme sans laquelle il ne serait pas ce qu’il est (…) L’être-malade a son essence dans le pouvoir-être de la présence, du Dasein, dont il constitue un mode déficient Aussi ne peut-il être compris que sur le fond de cette possibilité dont l’ouverture et la fermeture constituent pour tout homme, authentiques ou défaillantes, son expérience et son existence de fait »[1]. Et dans un texte encore antérieur, daté de 1963, il expliquait que pour le fondateur de la Daseinsanalyse, il ne s’agit pas de se donner une vue extérieure de l’homme malade à partir d’un savoir psychiatrique déjà constitué, mais bien plutôt de le comprendre à partir de l’histoire de sa vie. Je le cite : « Le terme de Daseinsanalyse, d’analyse de la présence, marque assez la manière dont Binswanger entend cette présence de soi à soi auprès de l’autre, qui est la condition du comprendre. Elle exclut les deux attitudes contraires de la mise à distance qui aliène et de la confusion où toute vigilance s’abîme : elle consiste dans la proximité »[2]. Une telle proximité n’est rendue possible que par le fait que l’homme sain et le malade, le psychiatre ou l’analyste et son patient, partagent le même monde, même s’ils diffèrent dans leur manière de communiquer avec lui. C’est donc ce que Heidegger nomme In-der-Welt-Sein, l’être au monde, la présence au monde, qui constitue la dimension fondamentale de toute existence humaine en tant qu’elle est par essence un Mitsein, un être avec les autres. Ainsi un comportement, une parole, une action constituent une certaine manière d’être au monde, de l’habiter, dans laquelle se dévoile le sens d’être de cette existence. La Daseinsanalyse, l’analyse de cette présence au monde, est, souligne Maldiney, « d’abord une analyse des structures spatiales et temporelles de l’existence », au sens où « espace et temps sont les formes articulatoires de l’existence »[3]. C’est parce qu’elles structurent le « comment » de l’existence qu’elles lui donnent un style, un rythme et une direction de sens à chaque fois différent. Mais elles se fondent elles-mêmes sur ce que l’allemand nomme Stimmung, et que nous traduisons, faute de terme équivalent en français, par « humeur » ou « atmosphère ». Maldiney insiste cependant à bon droit sur le fait que la Stimmung, dont le sens premier est accord, au sens musical du terme, n’est ni dans l’objet, comme une atmosphère, ni dans le sujet, comme une humeur, mais bien dans le rapport des deux. Il s’appuie à cet égard sur l’analyse que fait Heidegger dans Etre et temps de cette structure de l’existence qu’est la Stimmung et que Binswanger reprend à son compte. Car la Stimmung n’est pas pure réceptivité ou affection, mais un moment décisif de toute présence au monde, moment décisif sur lequel se fonde tout comportement possible. Elle désigne ainsi le moment pathique de tout être au monde. Les Stimmungen, précise Maldiney, « sont les apriori de notre communication avec le monde, et peuvent, seules, articuler les structures pathiques de l’espace et du temps — qui sont les dimensions anticipatives de toute chose à paraître »[4].
Ce sont donc ces structures pathiques de l’espace et du temps qu’il s’agit avant tout d’analyser si l’on veut comprendre cette « catastrophe » de l’exister qu’est la psychose. C’est ce qu’entreprend Henri Maldiney dans les neuf études rassemblées dans le livre paru en 1991 sous le titre Penser l’homme et la folie. Je me propose de m’appuyer d’abord sur l’une de ces études, « Événement et psychose » pour aborder la conception propre à Maldiney de la temporalité de la psychose. Pour ce qui est de la spatialité, qui n’est thématiquement abordée dans aucune des études de Penser l’homme et la folie précisément parce qu’elle est partout en question, je me tournerai par la suite plutôt vers la longue introduction de Maldiney à la traduction française, parue en 1996, d’un livre de Binswanger consacré au dramaturge norvégien Henrik Ibsen, dans lequel Binswanger met en lumière le sens proprement existentiel et pathique du rapport à la spatialité dans la schizophrénie. À vrai dire, cette distinction entre temps et espace demeure elle-même artificielle au regard de ce que Binswanger nomme « direction de sens », Bedeutungsrichtung, concept fondamental de sa pensée, sur lequel Henri Maldiney fut le premier à mettre l’accent. Il expliquait déjà en effet dans son article de 1963 sur Binswanger que cette alliance du mot sens et du mot direction rend sensible « l’unité du sens-direction et du sens-signification » et il donnait à cet égard l’exemple de la verticalité qui n’est pas saisie comme une propriété inhérente à tel ou tel objet donné dans la perception, mais au contraire comme une dimension existentielle qui s’adresse immédiatement à la motricité expressive de notre corps[5]. Chute ou ascension ont ainsi pour nous une valeur symbolique, car elles sont une possibilité universelle de notre existence, ce qui implique qu’avec elles on a affaire à des directions significatives générales qui prennent un sens non seulement spatial, mais aussi temporel, psychique, éthique, etc.[6]. On peut déjà à ce niveau voir ce qui sépare Binswanger de Freud : alors que ce dernier se donne pour tâche l’interprétation des significations refoulées et inconscientes, Binswanger se propose simplement d’expliciter le sens des structures à la fois temporelles, spatiales et pathiques de l’existence telles qu’elles se manifestent aussi bien dans l’expérience et le vécu de l’homme sain que de l’homme malade.
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L’espace et le temps ne sont donc séparables que d’un point de vue thématique, comme le souligne Maldiney, et ce point de vue, qui peut être celui de la théorie et de la science, mais aussi de la pathologie, s’oppose à celui, fondamental et originaire, de l’existence qui est en même temps et à la fois spatiale et temporelle. Il n’en demeure cependant pas moins que Maldiney s’attache plus précisément dans Penser l’homme et la folie à la dimension temporelle de l’existence et de la psychose, qui s’éclairent réciproquement l’une l’autre du fait que, si la psychose ne se comprend qu’à la lumière de l’exister, l’exister lui-même peut être mis en lumière à travers cette catastrophe de l’exister qu’est la psychose. Dans ce livre, la méthode mise en œuvre est celle de la psychiatrie phénoménologique, et il est fait appel à d’autres psychiatres que le seul Binswanger, en particulier à Erwin Strauss, neuropsychiatre, auteur Du sens des sens, paru en 1935, et à Viktor von Weiszäcker, neurologue, auteur du Cercle de la structure, paru en 1939. C’est à ce dernier que Maldiney emprunte l’idée que l’existence est discontinue, constituée de moments critiques où elle est mise en demeure de disparaître ou de renaître[7].. Une crise, écrit Maldiney, « est une rupture d’existence. Le soi y est contraint à l’impossible, pour répondre de l’événement au péril duquel il ne peut exister qu’à devenir autre »[8]. Ce qui la met donc en demeure de disparaître ou de renaître, c’est précisément l’événement. Pour l’expliquer, Maldiney commence par mettre en évidence ce qui caractérise l’existant par rapport au simple vivant. L’existant en effet ne fait pas que sentir, il « se » sent, et c’est cette co-implication en lui du soi et du monde qui fait de lui « le là de tout ce qui a lieu »[9].
Il faut souligner ici le fait que Maldiney traduit souvent Dasein, dont le sens premier en allemand est existence, par « présence » plutôt que par « être-là », traduction adoptée par les premiers traducteurs de Être et temps[10], et d’ailleurs abandonnée depuis, du fait qu’elle peut être comprise au sens d’une simple présence donnée sur le modèle de la chose, ce qui a conduit à refuser par la suite de traduire ce mot qui signifie chez Heidegger moins être-là qu’ « être le là », c’est-à-dire le lieu où peut advenir un monde, comme il l’explique à Jean Beaufret en 1945[11]. Maldiney avait proposé cette traduction de Dasein en se fondant sur le fait que le Da dans Dasein ne renvoie pas à une connotation spatiale au sens strict, de sorte qu’il pouvait être rendu par le préfixe « pré » du mot « présence ». Il s’appuyait sur le fait que le mot praesens en latin ne signifie pas, comme le note Benveniste, « ce qui est là, mais ce qui est à l’avant de moi, donc imminent, urgent »[12]. C’est en effet ce que dit Maldiney dans « Psychose et présence » : « être pré-sent, c’est être à l’avant de soi. Imminente à soi la présence est précession d’elle-même »[13]. On retrouve bien ici la caractéristique du souci, tel que le comprend Heidegger, c’est-à-dire le fait pour l’existence d’être toujours en avant de soi, de sorte que ses déterminations de fait, ce que Heidegger nomme facticité, sont constamment reprises dans un projet qui est ouverture de possibilités déterminées. Comme Maldiney le remarque avec raison : « Ce que je suis a sens à raison de mon pouvoir-être propre qui ouvre la dimension du possible à l’étant de fait auquel je suis livré. En l’ex-istant en jet dans mon projet, je le suis, non pas à titre de simple étant, mais comme présence à dessein de soi »[14]. C’est à partir de cette remarque qu’il forge les termes « transpossibilité », qui signifie un pouvoir-être qui est par-delà tous les possibles, et « transpassibilité », qui désigne un exister par delà toute forme possible de passivité. L’existence mélancolique, qui échoue à exister à partir du passé et qui le subit sous la forme d’un passé absolu est en défaut de transpossibilité. La présence schizophrénique qui ne parvient pas à prendre en charge la facticité et la considère comme un fait brut est en défaut de transpassivité[15]. On voit que par ces deux termes, Maldiney veut insister sur la transcendance de l’existant, sur sa capacité de dépassement. La transpossibilité est donc plus que la simple possibilité, elle est ouverture à l’impossible, c’est-à-dire à ce qui transcende les possibles préalables qui sont donnés à partir du projet, notion heideggérienne que Maldiney considère de manière critique[16]. Quant à la transpassibilité, elle est également plus que la simple passibilité, à savoir l’ouverture à ce qui est, elle est dit Maldiney « ouverture sans dessein », « ouverture à l’égard de l’événement hors d’attente », ce qui l’oppose au souci, tel que le définit Heidegger[17].
Le projet, qui se dit en allemand Ent-wurf, ne doit pas être compris au sens habituel de ce mot en français. Le mot est formé, précise Maldiney[18] à plusieurs reprises, de Wurf, qui veut dire jet, du verbe werfen, jeter, et de la particule ent- qui signifie l’arrachement. Il cite un passage d’un cours de Heidegger, où celui-ci déclare que le projet arrache celui qui projette à soi et l’emporte au loin, mais, ajoute Maldiney, « ne l’y laisse pas largué comme un enfant perdu », car cet emportement au loin est retour à soi[19], du fait que, comme le souligne Heidegger, « le projet ne nous emporte pas dans un réel ni dans un possible, mais dans la possibilité comme possibilité»[20]. Maldiney commente ce texte de la manière suivante : «Ce qui s’ouvre au projetant dans le projet en acte, c’est la dimension même du possible. L’ouvreur du projet, s’arrachant à sa condition de simple étant, existe en jet dans son projet de monde à dessein de soi »[21] .
C’est ce à dessein de soi, ce retour à soi qui fait problème pour Maldiney et qui le conduit à dire que « le projet heideggérien n’est pas quelque chose d’originaire », mais une « configuration postérieure à l’ouvert, une première construction de nous-mêmes ». Il se réfère à cet égard à un texte plus tardif de Heidegger, « Commentaire à Sérénité », écrit en 1944, dans lequel Heidegger procède à une sorte d’autocritique au sujet de la notion d’horizon, le concept d'horizon se révélant en effet insuffisant pour penser le domaine d'ouverture, l'espace de jeu à l'intérieur duquel l'étant peut faire encontre car « il n'est que le côté tourné vers nous de l'ouvert qui nous entoure », ouvert qu'il faut alors plutôt nommer Gegnet, contrée, au sens de « libre étendue » (freie Weite)[22]. Il s'agit donc bien de sortir de la clôture de l'horizon pour penser l'écart propre au lointain, car le mot Weite en allemand a la même racine que le latin vitium dont le sens premier est écart. Pour Maldiney, cela implique que ce niveau originaire est celui du sentir, niveau de la surprise, de ce qui excède toute prise : « Il n’y a de réel que ce qu’on n’attendait pas et qui soudain est là depuis toujours : côté tourné vers nous de la libre étendue »[23]. Or cela, c’est l’événement, qui a nécessairement le visage de l’altérité : « Un autre ne peut être rencontré lui-même qu’en s’advenant lui-même dans cette rencontre, dont l’événement consiste dans son avènement. C’est en lui que s’ouvre l’Ouvert dans lequel il existe »[24]. Ce n’est donc pas parce qu’il s’inscrit dans l’horizon d’un projet que l’autre peut être effectivement rencontré, mais parce qu’il vient à nous en dévoilant cet autre côté non tourné vers nous de ce qui est. Or ce qui nous ouvre à l’événement, c’est précisément ce que Maldiney nomme la transpassibilité, à savoir une capacité de subir qui n’est limitée par aucun a priori : « comme l’événement lui-même, l’existence qui l’accueille est hors d’attente, infiniment improbable. Elle n’a rien à quoi s’attendre, rien à attendre de l’étant », elle est « réceptivité accueillante à l’événement » qui est ce qui fait justement défaut dans la psychose[25]. Heidegger, dans le texte intitulé « Commentaire à Sérénité » faisait à cet égard une différence fondamentale entre erwarten, s’attendre à quelque chose, ce qui est toujours une manière de s’attendre soi-même et warten, attendre au sens indéterminé, qu’il mettait en relation, justement, avec cette « sérénité » qui est Gelassenheit, laisser-être, pure ouverture à ce qui vient.
C’est donc de manière pathique que l’existant est ouvert à l’événement, dont Maldiney souligne avec force qu’il ne se produit pas dans un monde déjà tout constituée et indépendant de nous-mêmes, mais que c’est au contraire « le monde qui s’ouvre à chaque fois à partir de l’événement »[26]. Lorsque cette transformation qui est à la fois celle du soi et du monde n’est pas intégrée par le soi, celui-ci perd sa capacité d’ouverture à l’événement et à soi. Or explique Maldiney, « c’est précisément ce qui a lieu dans la psychose »[27]. Car : « Un événement bouleversant est un changement dans la tournure du monde et dans l’ouverture du monde. Ce qui change, c’est la façon dont l’existence se rapporte à soi et au monde »[28]. Maldiney, pour montrer en quoi consiste ce bouleversement qu’est l’événement, s’appuie sur la distinction que fait Strauss entre Geschehnis, mot qui en allemand désigne l’événement qui fait partie du temps naturel et Ereignis, mot qui nomme l’événement en tant qu’il a été approprié et a pris place dans la trame d’une vie individuelle. Ce qui importe ici, c’est l’articulation entre l’événement et le vécu, car ce qu’atteint l’événement, c’est l’histoire intérieure de la vie d’un homme[29]. C’est ce que met bien en lumière l’exemple invoqué par Strauss, celui d’un homme renversé par une automobile et qui, gisant mort dans la rue, est entouré des témoins de l’accident parmi lesquels se trouvent un médecin et un jeune homme. Alors que le médecin constate froidement la mort de l’accidenté, sans que cela l’atteigne de manière personnelle, le jeune homme au contraire, profondément frappé par ce spectacle, demeure pendant des semaines incapable d’oublier la vue du mort. « Si l’événement n’a pas eu dans ces deux hommes le même destin», explique Maldiney, « c’est parce que le vécu n’était pas le même au départ »[30]. Car ce n’est pas la perception d’un mort qui est en soi bouleversante, mais « le rapport entre le mort et la mort dans lequel le jeune homme est impliqué »[31]. Il n’y a donc pas d’événement « en soi »[32], car l’événement ne prend sens que dans une situation et il ne peut affecter l’exister que comme « événement de l’existence »[33]. Mais la présence elle-même n’est celle d’un soi que par l’ouverture de celui-ci à l’événement et Maldiney va jusqu’à dire que cette ouverture à l’événement est ce par où la présence existe en tant que soi, de sorte que l’événement doit être considéré comme un existential[34].
Mais toute rencontre a cependant lieu au niveau des potentialités projetées par une existence. Que se passe-t-il lorsque l’événement fait à ce point éclater l’horizon des possibles que sa rencontre même de s’avère inappropriable ? Qu’en est-il donc de ces moments de crise, de mort vécue, de traumatisme, où l’éventail des possibles, impuissant à intégrer l’événement discordant, s’effondre en totalité ? Ce dont nous faisons l’expérience dans ces périodes de crise, c’est de notre incapacité à expérimenter au présent l’événement « traumatisant » dont la surprise nous apparaît comme absolument inanticipable. Si l’attente peut être déçue dans le cas du non-remplissement d’une anticipation, ici l’expérience qui est la nôtre est bien plus profondément bouleversante que celle de la déception qui a toujours été plus ou moins inscrite au programme de nos anticipations. Ce qui survient par surprise est en effet totalement « hors programme », et il s’agit là de l’inattendu au sens fort, c’est-à-dire de ce qui contrarie et ruine l’attente dans sa structure même. De telles expériences à vrai dire sont rares, puisque, comme Husserl le souligne, l’expérience ordinaire suppose une foi originaire dans la stabilité du monde et la présomption constamment présente que l’expérience se déroulera constamment selon le même. Or c’est de ces moments de « crise existentielle » dont la psychose donne un saisissant paradigme : le schizophrène, par exemple, fait l’expérience de la perte du monde[35], c’est-à-dire de la rupture de l’enchaînement « ordinaire » de l’expérience, et c’est là ce qui le voue à l’impossibilité de la rencontre et au séjour dans le terrifiant. Ce qui est alors perdu, c’est précisément la capacité à s’ouvrir à l’événement et à expérimenter cette reconfiguration des possibles qu’il exige de nous. Car c’est l’événement lui-même qui exige, après coup, d’être intégré dans une nouvelle configuration de possibles et non pas nous qui décidons librement de changer la tournure du monde. De l’événement, nous ne pouvons en effet parler ni à la voix active, car nous n’en décidons pas, ni à la voix passive, car il ne peut nous transformer et même ne nous « arriver » que si nous y sommes disposés — et c’est cette disposition qui catastrophiquement manque chez le psychotique —, mais seulement à la voix moyenne et selon le temps du passé, sur le mode du « il m’est arrivé... ». Car la modalité propre au vécu bouleversant, c’est la soudaineté, ce qui lui donne son caractère de « première fois », de nouveauté radicale, de sorte que le présent ne coïncide plus avec lui-même et sort pour ainsi dire du temps, le mettant ainsi en rupture aussi bien avec le passé qu’avec l’avenir.
On comprend alors que Maldiney puisse affirmer que « dans la psychose, il n’y a plus d’événements » et que « la mise en demeure de la présence s’y résout en déchirure », car « le devenir autre à l’avancée de soi a été remplacé par l’irruption en soi de l’altérité pure »[36]. Le mélancolique, dont la temporalité ne consiste qu’en rétentions, qu’en nostalgie du passé, tout comme le maniaque qui, sans appui dans le passé, ne connaît qu’une temporalité sans cesse à venir, « n’ont pas de présent véritable et sont par là exclus de l’événement »[37]. Quant au schizophrène, il s’efforce dans son délire de rencontrer l’événement, car le délire est pour lui le seul moyen de compréhension de soi c’est-à-dire de cette métamorphose exixtentielle qu’exige la survenue de l’événement. Mais le délire est en même temps une occultation de cette métamorphose[38]. Maldiney se réfère ici aussi bien au cas Schreber qu’à celui d’une des patientes de Binswanger, Suzanne Urban, car dans les deux cas la démultiplication des persécuteurs dans le délire a pour effet de « diviser la compacité du terrifiant »[39], en d’autres termes de nier le caractère de première fois de l’événement traumatisant. L’expérience psychotique atteste par là que l’événement requiert la collaboration de celui auquel il arrive et qui n’est nullement par rapport à lui dans une totale passivité. C’est de cette paradoxale capacité d’attente de la surprise, de cette « passivité de notre activité » selon le mot de Merleau-Ponty ou de cette « transpassibilité » selon celui de Maldiney, dont traite en quelque sorte toujours la phénoménologie, dont l'objectif dernier, déjà chez Husserl, a toujours été le dépassement de l'opposition traditionnelle du passif et de l'actif. Merleau-Ponty évoque, dans une note du Visible et de l’invisible[40], cette passivité de notre activité, ou, selon le mot de Valéry, ce « corps de l'esprit » dont « la philosophie n’a jamais parlé ». Il s’agit là en effet de l’âme, non pas comme principe actif, mais en quelque sorte comme « champ » toujours déjà passivement ouvert, il s’agit du « temps qui fuse en nous », de sorte que « je ne suis pas même l’auteur de ce creux qui se fait en moi par le passage du présent à la rétention » et que « ce n’est pas moi qui me fais penser, pas plus que ce n’est moi qui fait battre mon cœur ». Pour Merleau-Ponty, c’est dans l’ouverture de ce champ d’être que je suis passivement que quelque chose peut s’inscrire comme présent ou absent et c’est seulement en son cœur que peuvent naître toutes nos initiatives, aussi neuves que soient celles-ci. Quant à Henri Maldiney, il a lui-même forgé le terme de « transpassibilité » pour désigner la manière selon laquelle l’être humain existe sa transcendance en tant qu’elle implique une réceptivité. Celle-ci doit en effet être comprise comme une « passibilité », c’est-à-dire comme une capacité de pâtir et de subir, au sens où elle implique une activité, immanente à l’épreuve, au pathein, qui consiste à ouvrir le champ même de la réceptivité. C’est justement cette ouverture et cette capacité d’attente indéterminée qui manque dans la psychose, comme le souligne bien Henri Maldiney : « Ce qui est en défaut [dans la psychose], c’est la réceptivité, laquelle n’est pas de l’ordre du projet, mais de l’accueil, de l’ouverture, et qui n’admet aucun a priori, qui attendant sans s’attendre à quoi que ce soit, se tient ouverte par delà toute anticipation possible. C’est ce que je nomme la transpassibilité... »[41]. C’est donc bien cette réceptivité accueillante à l’événement qui fait défaut dans la psychose et c’est cette même incapacité d’être en prise sur les choses qui se traduit en une incapacité d’habiter le monde et d’abord, comme l’a montré Gisela Pankow, citée par Maldiney dans le dernier essai de Penser l’homme et la folie — essai précisément consacré à la notion de transpassibilité —, d’habiter son propre corps devenu sans limites[42].
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Ceci nous amène à la question de la spatialité telle qu’elle est vécue dans l’expérience psychotique et en particulier schizophrénique. Car la spatialité existentielle se distingue de la spatialité objective par le fait qu’elle est un champ de présence ouvert. Maldiney qui aborde de front cette question dans son « Introduction en forme de post-scriptum » à l’ouvrage de Binswanger consacré à Ibsen, rappelle à cet égard qu’espace vient du latin spatium, qui signifie d’abord espace de temps et qui est formé à partir de la même racine que spes, espoir, attente. Il en conclut donc que « l’espace est un champ d’attente et, comme tel, tensif »[43]. On voit donc qu’il s’agit bien ici de la spatialité en tant qu’elle est vécue et qu’elle prend sens par rapport aux désirs et aux affects de l’existant. C’est là une thématique à laquelle Binswanger a consacré en 1932, un article important, celle de l' « espace thymique » (gestimmter Raum)[44], du mot thumos qui signifie « coeur ». C'est en effet grâce à Heidegger que Binswanger a découvert la relation entre l'espace, la tonalité affective et le corps. L'espace du Dasein, de l'existant, s'articule, par opposition à l'espace étendu et mesurable de la science, de multiples manières. Pour la psychopathologie, il ne suffit pas par conséquent de se référer à l'espace géométrique, mais il importe de faire entrer en ligne de compte l'espace physique et l'espace corporel, l'espace orienté déjà mis en évidence par d'autres représentants du courant phénoménologique en psychiatrie et enfin ce que Binswanger nomme « espace thymique ».Tous les grands textes de Binswanger des années trente à cinquante, ceux de sa période « heideggérienne », mettent l'accent sur le problème de la spatialité et permettent de mieux comprendre cette complète métamorphose de l'existence qu'est la psychose par laquelle le malade fait surtout l'expérience d'une transformation de son espace thymique. Pour le maniaque par exemple, le monde rapetisse : pour lui, toutes choses sont plus proches, et en même temps l'espace perd sa profondeur. Il n'y a dans la manie ni centre ni périphérie ni foyer ni séjour. Toutes choses deviennent légères, et il n'y a aucune possibilité de prendre quoi que ce soit au sérieux. Pour le mélancolique, c'est l'inverse. Quant au schizophrène, il a perdu toute base d'expérience, et il s'élève dangereusement au-dessus du monde commun. Par ces remarquables analyses de l'expérience de la spatialité dans la psychose, Binswanger a été le premier à orienter la recherche psychopathologique dans la direction d'une appréhension globale du monde du malade en tant que forme symbolique.
Or c'est précisément dans le grand essai qu'il consacre à Ibsen en 1949, sous le titre Henrik Ibsen et le problème de l'autoréalisation dans l'art, que Binswanger développe pour la première fois les principes fondamentaux de son approche anthropologique de la spatialité. La longue « Introduction en forme de post-scriptum » de près de 45 pages que lui a consacré Maldiney, au moment de la parution de la traduction française en 1996, en a considérablement facilité la compréhension aux lecteurs de langue française. Dans cette introduction, Maldiney met l’accent non seulement sur la profonde connaissance que Binswanger a de l'œuvre d'Ibsen, mais aussi sur le fait qu’il a aussi tenté de ressaisir de l'intérieur le projet global qui a commandé aussi bien la vie que l'œuvre de l'écrivain norvégien. Son essai emprunte son titre à une phrase d'Ibsen provenant d'une lettre à son ami Björnson que Maldiney cite d’entrée de jeu et qui dit : « Se réaliser soi-même dans la conduite de la vie, c'est, selon moi, la chose la plus haute qu'un homme puisse atteindre. Cette tâche, nous l'avons tous, les uns comme les autres, mais la plupart des gens la bâclent »[45]. Pour Binswanger, ces mots contiennent à la fois le résultat de l'expérience vécue d'Ibsen et le problème fondamental autour duquel tourne son œuvre. Ce qu’il voit en effet en Ibsen, c'est l'homme qui dans sa vie comme dans son œuvre a compris l'existence comme originairement dramatique, c'est-à-dire a vu en elle une tâche à accomplir, un projet à développer ou un problème à résoudre.
Ce que Binswanger s'attache plus précisément à montrer dans cet essai, c'est que la tension dramatique de l'existence humaine, telle que l'a vécue et dépeinte Ibsen, naît de l'opposition des deux directions anthropologiques fondamentales que sont l'horizontalité et la verticalité, opposition qui selon lui donne tout son sens à ce qu'il considère comme le chef d'œuvre d'Ibsen, le drame Solness le constructeur, écrit en 1892, dont il entreprend une interprétation détaillée. Il est vrai que l'on trouve chez Ibsen, comme le souligne légitimement Binswanger[46], une thématique de l'élévation et de la hauteur qui, conjointe à celle d'une liberté entendue comme prise de distance et élargissement incessant de soi-même[47], traverse toute l'œuvre. C'est ce qui explique cette affirmation de Binswanger : « On ne peut comprendre “l'homme” qu'à partir de ces deux directions significatives et seulement à l'intérieur de leur relation réciproque, de leur proportion ; aucun artiste dramatique ne l'a mis en scène plus intensément qu'Ibsen, en tant que philosophe, personne ne l'a montré plus vigoureusement que Nietzsche »[48].
Pour comprendre en quoi étroitesse et largeur, profondeur et hauteur sont des structures fondamentales de l'existence humaine, il faut avant tout partir de l'existence corporelle de l'homme dans son unité indissoluble avec l'existence psychique et spirituelle. Les hommes ne dépendent pas seulement comme l'ensemble des vivants, de l'extension et du mouvement, mais comme le souligne Binswanger, l'existence humaine, dans sa dynamique fondamentale, n'est rien autre qu'extension et mouvement. C'est ce qui l'autorise à voir dans la largeur et la hauteur, dans la marche et la montée, des schèmes spatiaux fondamentaux de l'autoréalisation de l'homme. Mais cela ne veut nullement dire qu'il s'agit de développer une compréhension de l'être homme qui ne verrait en lui qu'un être déterminé par la spatialité. Car ici l'espace enveloppe le temps et ces schèmes spatiaux sont aussi des schèmes temporels. Maldiney montre bien que la marche constitue en effet un voyage pas à pas en direction de l'avenir, elle est de l'ordre de la traversée, et ici l'autoréalisation relève de ce que l'on nomme en latin experiri et en allemand erfahren, mot qui renvoie lui aussi à l'idée d'expérience, elle correspond, note Maldiney, du point de vue poétique au mode épique ; quant à la montée, elle a le sens temporel de la transformation, et ici l'autoréalisation relève plutôt de la métamorphose, et du point de vue poétique, elle relève du mode tragique. Marcher dans l'étendue suppose la vision et même la pré-vision du lointain, et l'éloignement par rapport au passé : il y a là possibilité de retour, de retraite, de dissimulation comme d'égarement. Mais l'ascension dans la hauteur requiert en plus de la vue, du pied et de l'œil, le toucher et la main, elle n'est pas seulement une entrée dans l'avenir, mais un effort en vue de le conquérir, et le fait de s'égarer dans l'escalade a des conséquences infiniment plus graves que dans la traversée, puisqu'on peut se voir couper toute retraite ou retour et être exposé à la chute et au vertige. C'est la raison pour laquelle s'égarer en montant (ce qui se dit en allemand sich versteigen), relève d'une présomption (Verstiegenheit) qui peut être fatale. C'est donc à travers la direction de la hauteur que l'existence humaine se voit dangereusement exposée à l'écroulement et à la chute.
Mais il y a deux possibilités différentes, authentique et inauthentique, de s'élever, soit par la montée active et volontaire, soit par le fait d’être passivement porté vers le haut, au sens du désir ou de la grâce (par l'art, l'amour, la religion ou la maladie). Binswanger voit précisément dans le personnage de Solness un exemple de cette ascension inauthentique qui advient grâce à des circonstances extérieures, par ce que les latins nommaient fortuna, cette chance heureuse qui pourtant expose au malheur, car elle détourne de la tâche de l'ascension authentique et expose ainsi plus décisivement à la possibilité du vertige et de la chute. Maldiney explique à ce propos que ce qui caractérise Ibsen, tout comme Nietzsche d'ailleurs, le penseur de la hiérarchie, c'est l'importance qu'ils ont donné à la dimension de la hauteur et conjointement à celle de la profondeur, car, comme le latin altus (qui veut dire à la fois haut et profond) l'indique bien, hauteur et profondeur signifient le même. Mais si l'étendue reçoit bien sa direction de la hauteur, en d'autres termes si la direction de l'existence humaine est bien déterminée par l'idéal d'existence, l'accomplissement de la tâche d'autoréalisation, cette « chose la plus haute » que l'homme puisse atteindre, d'après les propres termes d'Ibsen dans sa lettre à Björnson — ami dans lequel il voyait d'ailleurs la préfiguration de son propre idéal d'existence —, il faut bien souligner que la direction vitale est la résultante de l'étendue et de la hauteur, elle consiste donc en un rapport proportionné ou disproportionné entre hauteur et étendue, rapport dans lequel Binswanger voit ce qu'il nomme « proportion anthropologique ». Ce que nous donne ainsi à penser Binswanger, c'est le pathologique comme disproportion ou perte d'équilibre interne, et non pas comme altération causée par une intervention extérieure. Il nous donne également à comprendre que la maladie, la perte de l'équilibre ne désigne pas seulement un état de fait biologico-médical, mais un événement biographique et social. C'est pourquoi la conscience de la maladie est un problème existentiel qui touche la personne tout entière et non pas seulement un acte intellectuel susceptible d'objectiver le trouble ressenti. La maladie, et en particulier la maladie dite "mentale", ne provient pas de la défaillance de certaines aptitudes, mais plutôt de l'échec à remplir la tâche qui incombe à tout être humain et qui consiste à maintenir l'équilibre entre des directions opposées. Binswanger est ici très proche, comme Maldiney le souligne à nouveau[49], de Viktor von Weiszsäcker, l'auteur du Cercle de la structure, qui voyait dans le vivant un être constamment en crise, constamment mis en demeure de se transformer ou de s'anéantir et pour lequel la santé n'est jamais à chaque instant qu'à conquérir et reconquérir.
Ce qu'Ibsen a donc mis en scène dans son drame intitulé Solness le constructeur, c'est ce symbole particulièrement compréhensible de l'autoréalisation qu'est la construction, qui peut être soit fondée sur des bases solides, soit au contraire bâclée, sans base suffisante, telles les « constructions en l'air », les « châteaux en Espagne » de l'imagination. Solness le constructeur est, comme beaucoup de drames d'Ibsen, le drame de la présomption humaine, cette forme de défiguration de la tâche vitale, de ce qu'il nomme « l'absence de sérieux dans la conduite de la vie »[50]. En tant qu'échec de l'existence, figure fondamentale de la pathologie, la présomption est, souligne bien Maldiney, une possibilité immanente de l'humanité en général, qui atteste que cet être qu'est l'homme, qui ne peut vivre qu'en ex-sistant, c'est-à-dire en transcendant son fondement, est par essence menacé de vertige, de chute, d'écroulement dans l'abîme.
Ce que le drame d'Ibsen met donc en lumière, c'est le schème spatial de la présomption, conçue comme mouvement d'ascension vers le haut. Mais il s'agit là, il faut le souligner à nouveau, de l'espace de la vie, et non pas de l'espace objectif, et en tant que tel, en tant qu'espace vital, l'espace est le schème authentique du temps et constitue un champ de tension orienté, comme nous l'avons vu, de deux manières différentes : selon l'horizontalité de la traversée de l'étendue, qui renvoie à la marche de l'expérience, et selon la verticalité de l'ascension ou de l'assomption, qui renvoie elle-même à deux mouvements différents, l'un volontaire d'élévation, l'autre involontaire, par lequel on se sent porté vers le haut par une puissance étrangère. C'est par excellence dans l'art dramatique que cette dimension verticale de l'existence est amenée au jour, et c'est aussi elle qui est en question dans la schizophrénie, dont la « présomption » constitue la direction fondamentale de sens. Maldiney met l’accent à cet égard sur la différence entre manie et schizophrénie. Il n’y a pas d’élévation présomptueuse chez le maniaque, bien qu’il se tienne en quelque sorte en surélévation par rapport à ce qui lui arrive. Pour lui, l’inverse de la chute n’est pas l’ascension, mais le survol. Il n’est pas question d’ascension pour le maniaque, alors que pour le schizophrène, l’ascension peut être vécue comme une chute, c’est ce qui se passe quand on est porté vers le haut par une puissance étrangère dans l’assomption. C’est parce que ces deux mouvements, ascension active et assomption passive, sont en question dans la schizophrénie, qu’elle est, conclut Maldiney, la plus humaine de toutes les maladies mentales[51] .
Ces réflexions de Maldiney sur la conception binswangérienne de la spatialité permettent de se faire une idée plus précise de la manière dont Maldiney lui-même comprend l’espace. Dans son texte « L’espace dans l’existence psychotique », Maldiney commence par rappeler que Heidegger, dans Être et temps, a montré que ce n’est pas le monde qui est dans l’espace mais l’espace qui est dans le monde, dans la mesure où c’est le Dasein en tant qu’être-au-monde qui ouvre originairement l’espace. Le monde n’entre en effet en présence qu’avec l’homme qui, parce qu’il est toujours en-avant de soi ouvre l’espace de l’ex-istence. Ce qui a lieu dans la psychose, explique Maldiney, c’est le fait que le rapport du monde à l’espace s’inverse dans la mesure où le psychotique n’a plus de monde, c’est-à-dire ne l’habite plus, car habiter c’est s’ouvrir à soi-même un monde[52]. Le psychotique, incapable d’habiter, doit pour se déplacer se donner des repères fixes et se fonder sur tout un système de références préétablies, alors que l’homme normal est présent au lieu qu’il occupe dans sa totalité dans la mesure où il est capable d’articuler le proche et le lointain entre eux. « Cette tension proche-lointain », explique Maldiney, « est le moment autogénique de l’espace », le là étant « le moment génétique du monde ». C’est à partir de là que l’on peut comprendre pourquoi le mot spatium vient de la même racine que spes, qui veut dire espoir, attente, car exister c’est être perpétuellement en présence au sens propre de ce terme qui signifie être en avant de soi, de manière à ce qu’une ouverture ait lieu. Par contraste, le monde du schizophrène est un monde clos et immuable dans lequel tout est vorhanden, présent à la fois au sens de « déjà là » (vor au sens temporel) et de « là-devant » (vor au sens spatial), c’est-à-dire sans rapport avec soi. C’est ici au délire d’un malade de Roland Kuhn que se réfère Maldiney, Franz Weber, qui fait le projet d’une ville modèle dont il dessine le plan, ville faite de bâtiments tous semblables qui ont l’air de halls d’exposition. « Dans un tel monde », commente Maldiney, « impossible d’avoir quelque chose en main — zuhanden »[53]. Roland Kuhn résume la situation en citant la phrase de Heidegger « le tout de l’étant subsistant devient thème »[54], phrase qui caractérise le moment galiléen fondateur de la physique moderne, moment de l’ouverture de ces « espaces infinis » qui effrayaient Pascal[55]. Comme le souligne Maldiney, un tel monde — commun donc à la science moderne et à la pathologie — ne peut plus être un lieu de rencontre, laquelle est l’expression vraie d’une présence.
La psychose est donc « perte du monde », car c’est la possibilité même d’une co-présence qui se trouve en échec dans la psychose. Ne rencontrant qu’un espace déjà donné, elle ne permet pas la genèse d’un espace inédit, celui de la co-présence, l’autre n’existant pas dans l’espace, mais ouvrant l’espace avec moi, dans une ouverture mutuelle du là. Le trait dominant de la psychose, c’est donc, conclut Maldiney, la perte de la présence à soi par celle de la présence à l’autre. D’où la réduction de l’existence à une objectivité sans vie. Ce qui est le cas dans la mélancolie comme dans la schizophrénie, où ce qui menace, c’est le raidissement, la cessation à la fois du mouvement physique et de cet autre mouvement qu’est le sentir qui peut conduire à la mort vécue, à ce que Maldiney nomme « desêtre »[56], dans lequel se manifeste une « rétroscendance », le contraire donc de la transcendance, dont l’étape finale ne peut être que la mort.
[1] H. Maldiney, Regard, parole, espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973, p. 210.
[2] Ibid., p. 90.
[3] Ibid., p. 92.
[4] Ibid., p. 96.
[5] Ibid., p. 98.
[6] Ibid., p. 97.
[7] Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, 1991, p. 122.
[8] Ibid., p. 320.
[9] Ibid., p. 123.
[10] Cf. M. Heidegger, L’Être et le Temps, traduction de R. Boehm et A. de Waehlens, Paris, Gallimard, 1964.
[11] « Lettre à J. Beaufret du 23 novembre 1945 », dans M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme (bilingue), Paris, Aubier, 1964, p. 185.
[12] E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 135.
[13] Penser l’homme et la folie, p. 81.
[14] Ibid., p. 364.
[15] Ibid., p. 81.
[16] Ibid., p. 313.
[17] Ibid., p. 421-422.
[18] Ibid., p. 141. Voir également p. 309-310 et 344.
[19] Ibid., p. 309.
[20] Ibid., p. 310. Cf. M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique (cours de 1929-1930), Paris, Gallimard, §, p. 521. Le texte dit plus précisément : « La projection lie — non pas au possible ni non plus à l’effectif, mais bien à la possibilisation ».
[21] Ibid., p. 343-44.
[22] Cf. M. Heidegger, Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 191 sq.
[23] Penser l’homme et la folie, p. 113.
[24] Ibid., p. 354.
[25] Ibid., p. 433-34.
[26] Penser l’homme et la folie, p. 123.
[27] Ibid., p. 124.
[28] Ibid., p. 273.
[29] Ibid., p. 258.
[30] Ibid., p. 259.
[31] Ibid., p. 260.
[32] Ibid., p. 266.
[33] Ibid., p. 269.
[34] Ibid., p. 294.
[35] Cf. W. Blankenburg, La perte de l’évidence naturelle. Une contribution à la psychopathologie des schizophrénies pauci-symptomatiques, Paris, PUF, 1991.
[36] Ibid., p. 277.
[37] Ibid., p. 281.
[38] Ibid., p. 284.
[39] Ibid.
[40] Cf. M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 274.
[41] Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 114.
[42] Ibid., p. 409
[43] L. Binswanger, Henrik Ibsen et le problème de l'autoréalisation dans l'art, traduction de M. Dupuis, DeBoeck Université, Bruxelles, 1996, p. 123.
[44] Cf. L. Binswanger, Le problème de l'espace en psychopathologie, préface et traduction de C. Gros-Azorin, Toulouse, PUM, 1998.
[45] Henrik Ibsen et le problème de l'autoréalisation dans l'art, op. cit., p. 7.
[46] Ibid. p. 28.
[47] Ibid. p. 12.
[48] Ibid., p. 58.
[49] Ibid., p. 100.
[50] Ibid.
[51] Ibid., p. 126.
[52] Cf. Penser l’homme et la folie, p. 269 : « Vivant, un homme habite l’espace ; il n’y est pas inséré ».
[53] Ibid., p. 137.
[54] Cf. M. Heidegger, Sein und Zeit, Niemeyer, Tübingen, 1963, § 69 b, p. 362.
[55]Cf. Pascal, Pensées 201-206 : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie »
[56] Penser l’homme et la folie, p. 270.