Heidegger et la Psychiatrie : Les Séminaires de Zurich
Pr Françoise DASTUR
Conférence au DU de Phénoménologie Psychiatrique de Nice 18 Mars 2011
Dans « Science et méditation », texte d'une conférence prononcée en 1953 (1), Heidegger, examinant l'état actuel des sciences, privilégie pour son analyse quatre sciences : la physique, la psychiatrie, l'histoire et la philologie. Ce qu'il projette de faire ainsi apparaître, c'est ce qu'il nomme l'incontournable (das Unumgängliche) pour chacune de ses sciences : ainsi l'incontournable de la physique, c'est la nature elle-même, que la représentation scientifique d'une nature objective ne peut jamais circonscrire, l'incontournable de la psychiatrie, c'est le Dasein, c’est-à-dire l'homme lui-même qui n'est représenté que sous la forme de l'objectivité de l'unité psychosomatique, l'incontournable de l'histoire-science (Historie), c'est l'histoire elle-même (Geschichte) en tant que réalité historique qui est recouverte par l'objectivation historisante, et enfin l'incontournable de la philologie, c'est le langage lui-même en tant que parler et dont la littérature n'est que l'objectivation. Heidegger souligne que cet incontournable, respectivement nature, homme, histoire, langage, constitue ce par rapport à quoi les sciences envisagées sont dépendantes, sans cependant parvenir à le cerner dans la plénitude de son être. Il y a donc une impuissance des sciences qui provient non pas du fait que leur approche du réel ne se présenterait que sous la forme d'une tâche infinie, mais du fait que leur objet respectif ne constitue jamais qu'une espèce de la présence, et non pas cette présence elle-même. Ce que les sciences ne peuvent donc pas faire, c'est accéder par elles-mêmes à cet incontournable et donc se représenter leur être propre, en d'autres termes penser le processus d'objectivation qui est à l'origine de la détermination de leurs domaines. Heidegger affirme que seule la prise de conscience du caractère inaccessible pour les sciences de ce qui constitue pour chacune d'elles l'incontournable peut rendre visible leurs limites.
C'est à partir de ces considérations qu'il faudrait s'interroger sur le mode de dialogue que Heidegger peut entretenir avec les sciences. On lui a beaucoup reproché d'avoir abandonné très tôt ce dialogue avec les sciences qui a pourtant été constant chez les philosophes du passé. On n'a pas vu que ce que Heidegger mettait fondamentalement en question, ce n'est pas, d'un point de vue épistémologique, la pertinence des concepts fondamentaux des sciences particulières, mais bien au contraire le processus même d'objectivation qui est à l'origine de toute science. On comprend à partir de là que Heidegger puisse dire que la crise des fondements des sciences n'est nullement une crise de la science comme telle, càd du processus d'objectivation de ce qui est, et affirmer que « la science va aujourd'hui son chemin, de manière plus assurée que jamais »2. Il y a pourtant une inquiétude latente dans les sciences, « mais on ne peut pas dire pour quelle raison, ni à quel sujet, en dépit de multiples discussions sur les sciences », en dépit des efforts déployés par la philosophie et les sciences elles-mêmes pour penser l'état de choses scientifique. C'est pourtant cet état de choses même, à savoir le fait que les sciences ne pensent pas leur propre provenance, qu'il s'agit de méditer, de besinnen. Cette Besinnung, cette prise de conscience, est donc l'objet même d'un dialogue qu'il s'agit moins d'engager avec les méthodes et les résultats des sciences particulières qu'avec les scientifiques eux-mêmes. C'est un tel dialogue que Heidegger, à partir des années trente, a tenté de nouer directement avec certains physiciens (Heisenberg, Weizsäcker) et c'est dans la même perspective qu'il a été amené par la suite à nouer un dialogue direct avec des psychiatres.
C'est de ce dialogue de Heidegger avec les psychiatres et la psychiatrie que je voudrais aborder maintenant. Parmi les sciences humaines, c'est en effet la psychiatrie qui a été privilégiée par Heidegger, le dialogue avec les historiens et les philologues n'ayant jamais vraiment été entamé, pour ne rien dire de celui, inexistant, avec les sociologues et les économistes. Mais cette situation privilégiée de la psychiatrie tient d'abord au fait que ce sont les psychiatres eux-mêmes qui se sont d'abord tournés vers l'analytique existentiale de Heidegger afin de tenter de parvenir à une compréhension plus profonde des phénomènes pathologiques.
Qu'est-ce que la maladie ? Peut-on simplement la comprendre comme une déficience venant affecter l'existence humaine du dehors, ou faut-il au contraire tenter de la penser de manière moins négative comme une possibilité de transformation inhérente à l'être humain, mais qui se verrait constamment surmontée chez l'homme sain ? Telles sont les questions qui ont commandées de manière essentielle la théorie et la pratique de Ludwig Binswanger, le fondateur de la Daseinsanalyse, l'analyse existentielle, d'une analyse qui ne se veut donc pas seulement psychanalyse, analyse de la psychè et du psychisme, mais de l'existence tout entière. Ludwig Binswanger, né en 1881, mort en 1966, a été successivement marqué par Freud, Husserl et Heidegger. Rappelons qu’il appartenait à une famille de psychiatres. Son grand-père, nommé lui aussi Ludwig Binswanger, avait fondé en 1857 à Kreuzlingen, près de Constance, une clinique privée consacrée au traitement des maladies des nerfs et de l’esprit, le sanatorium « Bellevue ». Robert Binswanger (1850-1910), son fils, qui s’était donné pour tâche de poursuivre l’oeuvre de son père, y fit construire de nouveaux bâtiments où furent reçus de nombreux patients, venant pour certains de fort loin et appartenant pour la plupart à la classe cultivée, tels le peintre Ernst Ludwig Kirchner, le danseur Vaslav Nijinski, et l’historien de l’art Aby Warburg. Il ne s’agissait pas d’un hôpital psychiatrique classique, mais d’une clinique de style familial, où, en dehors des périodes de crise aigue que pouvaient connaître les malades, Robert Binswanger, sa femme et ses enfants partageait leur repas et s’entretenaient avec eux comme avec des amis, C’est dans ce cadre que grandit Ludwig Binswanger. Décidé à succéder à son père, il choisit d’étudier la médecine. Il acheva ses études de médecine au Burghölzli, l’hôpital psychiatrique de l’Université de Zurich, dont le directeur fut, de 1898 à 1927, Eugen Bleuler, dont on sait qu’il introduisit dans le vocabulaire psychiatrique les termes de « schizophrénie » et d’« autisme ». C’est là qu’en 1906 il soutint sa thèse, préparée sous la direction de Carl Jung (1875-1961), psychiatre suisse qui fut un des collaborateurs de Freud dont il sépara ensuite à cause de divergences théoriques profondes, car toute la théorie de Freud est basée sur l’importance dans l’être humain de la pulsion sexuelle, alors que pour Jung d’autres dimensions, en particulier la dimension culturelle, sont tout aussi déterminantes pour l’être humain, qui participe d’un inconscient collectif qui s’est exprimé dans la mythologie des différentes civilisations, alors que pour Freud, l’inconscient est uniquement propre à chaque individu. C’est pendant cette période où il travaillait sous la direction de Jung, que Binswanger se mit à étudier les écrits de Freud, auquel il rendit une première visite à Vienne en mars 1907, visite qui fut à l’origine de la longue correspondance qu’il échangera avec lui de 1908 à 1938. Il travailla ensuite chez son oncle Otto Binswanger, professeur de la clinique psychiatrique de l’Université d’Iéna où il avait eu à s’occuper de Nietzsche au moment où celui-ci sombra dans la folie. En 1908, il entra comme collaborateur de son père à Bellevue, et après la mort soudaine de celui-ci en 1910, il en reprit la direction qu’il conserva jusqu’en 1956.
Pour situer brièvement son approche de la maladie, il faut en effet noter que c’est à la lumière de la critique du psychologisme par Husserl et de sa rédéfinition de la conscience en termes d’intentionnalité et de sens que Binswanger est amené à critiquer le naturalisme freudien dont il est d’abord parti et dont il s’agit alors pour lui de reconnaître les limites. La parution de Etre et temps en 1927 lui permit ensuite de découvrir qu'il ne suffit pas de caractériser l'être homme par les termes de vie ou de conscience, qui sont ceux de Freud et de Husserl, mais qu'il s'agit de le penser comme existence et être-dans-le-monde, comme le fait Heidegger. Binswanger s'inscrit par là dans l'horizon d'un renouveau de la psychopathologie traditionnelle dont on peut dire qu'elle a échoué dans son approche de la folie précisément parce qu'elle n'est pas parvenue à la comprendre autrement que comme altération et manque. C'est en effet la volonté de se placer au-delà du dualisme de la psychè et du soma qui est à l'origine dans les années vingt de la naissance de la phénoménologie psychiatrique, liée à une approche anthropologique de la maladie mentale, qui voit dans celle-ci une modalité particulière de l'existence humaine. Dans cette recherche de ce qu'est l'être-homme, comme le montre de manière exemplaire Binswanger, il s'agit de regarder plutôt du côté la poésie, du mythe et de la littérature que du côté de la science et de la philosophie, car les poètes et les écrivains ont su mieux que les scientifiques et les philosophes que l'existence humaine n'est pas quelque chose qui s'offre ouvertement au regard, mais qui ne peut au contraire apparaître que lorsqu’on se place dans une autre attitude que l’attitude théorique. Binswanger lui-même, qui découvrit pourtant Etre et temps dès 1928, ne se décida à utiliser le terme de « Daseinsanalyse » à la place de celui d'« anthropologie phénoménologique » qu'en 1941. En 1942, il publie son livre majeur Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins (« Formes fondamentales et connaissance de l'existence humaine ») dans lequel il entreprend une sorte d'explication avec le concept fondamental de souci (Sorge) chez Heidegger, qu'il juge insuffisant pour rendre compte de l'existence humaine et auquel il adjoint celui d'amour (Liebe). La Daseinsanalyse de Binswanger est marquée, par opposition à la psychanalyse qui est née d'une motivation proprement thérapeutique, par un souci surtout scientifique, provenant de l'insatisfaction de voir la psychopathologie manquer d'un véritable fondement épistémologique. C'est dans un souci donc d'abord méthodologique que Binswanger s'est attaqué à la domination de la méthode des sciences naturelles dans le champ de la psychiatrie. Il s'est en cela appuyé sur la « destruction » heideggérienne du cartésianisme et du rapport sujet-objet, rapport qu'il n'hésite pas lui-même à nommer le « cancer » de la science. Heidegger et Binswanger n’ont pas eu beaucoup de rapports, en dépit du fait qu’ils sont tous deux originaires de la même région, celle du lac de Constance, dont la rive sud est suisse et la rive nord allemande. Le fameux sanatorium Bellevue a été fondé par le grand-père de Binswanger à Kreuzlingen, petite ville suisse peu éloignée de Messkirch, petite ville allemande où est né Heidegger, et ils ont tous deux faits leurs études secondaires à Constance. Une des dernières conférences faites par Heidegger en 1965 le fut à l’occasion d’une cérémonie en l’honneur de Binswanger, qui mourut l’année suivante. Il faut aussi mentionner le fait que Heidegger, ayant été banni de l’université en 1946 à la suite de son procès en dénazification et se trouvant dans une détresse à la fois matérielle et morale et en proie à une profonde dépression, fut soigné en février 1946 au sanatorium de Badenweiler par Viktor von Gebsattel (1883-1976) psychiatre proche de Binswanger et dont les principaux écrits réunis en 1954 sous le titre « Prolégomènes à une anthropologie médicale » concernent en particulier les notions de dépersonnalisation et de crise.
Mais c’est surtout avec Medard Boss (1903-1991) qui a fondé après la deuxième guerre mondiale, une nouvelle école de Daseinsanalyse à Zürich que Heidegger a dialogué. Medard Boss a rencontré personnellement Heidegger et organisé avec lui pendant dix ans (de 1959 à 1969) dans sa maison de Zollikon les fameux séminaires du même nom (Zollikoner Seminare) qui réunissaient une soixantaine de médecins et de psychiatres. Il a publié en 1971 son ouvrage majeur Grundriss der Medizin und der Psychologie (« Les grandes lignes de la médecine et de la psychologie ») dont le sous-titre « Rudiments pour une physiologie, psychologie, pathologie, thérapie, et pour une médecine préventive conforme au Dasein dans la société industrielle moderne » montre à quel point il demeure sous l'influence de la pensée de Heidegger, qui relut et corrigea personnellement l'ensemble du manuscrit avant sa parution. Medard Boss a publié en 1987 les Zollikoner Seminare, qui viennent d’être traduits en français sous le titre Séminaires de Zurich. Ce volume de 400 pages contient les protocoles corrigés de la main de Heidegger des séminaires de Zollikon (1959-1969), les sténogrammes des entretiens en tête à tête de Heidegger avec Medard Boss (1961-1972), et les lettres de Heidegger à Medard Boss (1947-1971). On s'est beaucoup interroger sur la nature de l'intérêt ainsi montré par Heidegger pour la psychiatrie. Les mauvaises langues ont prétendu que Heidegger, qui avait répondu en 1947 à une première lettre de Medard Boss, a poursuivi le dialogue avec lui à cause des tablettes de chocolat que celui-ci lui envoya à partir de 1949, chocolat sans aucun doute fort apprécié de Heidegger, dont la situation est alors difficile, car la pension de retraite qui lui a été accordé est fort maigre3. On peut certes se demander ce qu'un philosophe « célèbre » est allé chercher à Zollikon et on peut évidemment toujours mettre au compte du dogmatisme grandissant d'un vieillard que ses égarements politiques avaient conduit à une grande solitude intellectuelle le désir d'amener à ses vues de jeunes intelligences non prévenues en matière de philosophie. Mais d’un autre côté, on peut comprendre que Medard Boss offrait ainsi à Heidegger la possibilité de sortir de sa tour d’ivoire et d’engager un dialogue avec des praticiens, dans l’espoir que ceux-ci seront plus ouverts que les théoriciens de tout bord au mode de penser qu’il entend initier et qu’il juge lui-même « infiniment plus difficile que ce dont a été capable Galilée ». Car ce qui est déterminant pour le projet galiléen de la nature, c'est la calculabilité, alors que pour l'analytique du Dasein, c'est le caractère problématique de l'homme et sa capacité à exister dans le monde d'aujourd'hui. Aussi Heidegger se livrait-il dans ses séminaires à un véritable « travail de Sisyphe », comme l’écrit Boss, qui consistait à débarrasser l'esprit de ses auditeurs des théories psychologiques et psychopathologiques qui les empêchaient de s'ouvrir à la dimension proprement humaine de leur pratique médicale.
Dans un livre paru un an après la mort de Heidegger, en 19774, et qui rassemble les souvenirs de certains de ceux qui l'ont approché et connu, Medard Boss parlait déjà des séminaires que Heidegger a tenu plusieurs fois par an pendant plus de dix ans (de 1959 à 1969) dans sa maison de Zollikon devant une assistance de 50 à 70 étudiants en médecine et jeunes psychiatres. Ce texte, peut-être parce qu'il est tout entier dédié au souvenir d'un ami qui vient de mourir, est plus explicite que la préface des Zollikoner Seminare sur les raisons
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qui ont conduit Medard Boss à écrire à Heidegger en 1947, quelques années après sa découverte de Sein und Zeit, et sur celles qui ont incité Heidegger à répondre à cette toute première lettre. Medard Boss y raconte en effet que ce n'est que bien plus tard, au cours de leurs entretiens en tête à tête à Zollikon, que Heidegger s'est expliqué sur les motifs de ce qui peut en effet sembler un comportement inhabituel pour un philosophe célèbre qui reçoit plusieurs centaines de lettres par an : « Il me révéla alors qu'il avait espéré que sa pensée pourrait, par mon intermédiaire en tant que médecin et psychothérapeute, sortir de sa tour d'ivoire philosophique et bénéficier à des cercles plus larges et notamment à un grand nombre de ceux qui souffrent. Ce qui l'avait en effet considérablement impressionné, c'était que j'avais, dans la première lettre que je lui avais adressée, expressément mentionné la page 122 de son livre Sein und Zeit et avait attiré son attention sur le fait que, sous le titre de « sollicitude devançante » (vorspringende Fürsorge), on trouvait l'exacte description du rapport idéal du psychanalyste à l'égard de ses patients en analyse. Plus encore : le contraste, marqué par Heidegger, de cette « sollicitude devançante » seule respectueuse de l’humain, par rapport à une « sollicitude qui se substitue » à l'autre en lui faisant constamment violence (eine den Anderen stets vergewaltigende "einspringende Fürsorge) permettait au thérapeute analytique de faire explicitement ressortir ce qu'a de nouveau et d'unique sa méthode particulière de traitement par rapport à toutes les autres conduites médicales qui sont pour la plupart des conduites de « substitution » et de la délimiter dans qu'elle a en propre »
C'est donc par rapport à ce qui chez Heidegger est le nom de l'essence entière du Dasein et non pas celui d'une détermination anthropologique particulière de celui-ci, à savoir die Sorge, le soin ou le souci comme le dit aussi doublement le latin cura, que Medard Boss a d'emblée situé la relation thérapeutique. Si cela a « considérablement impressionné » Heidegger et l'a conduit à s'engager dans un dialogue de près de trente ans avec Medard Boss, c'est sans doute parce qu'il a vu là la possibilité d'un passage du plan ontologique au plan ontique, d'une Daseinsanalytik à une Daseinsanalyse, qui ne constitue pas « la totale mécompréhension de [sa] pensée »5 que représente l'analyse psychiatrique du Dasein de Binswanger que critique avec vigueur Heidegger, qui lui reproche de ne pas avoir compris la différence ontologique, de confondre donc les vues ontologiques avec les choses ontiques et en outre d'avoir voulu « compléter » le « souci » par le phénomène de l'amour (Liebe) qui aurait été « oublié » par Heidegger.
Ce que Binswanger n'a pas compris, explique Heidegger dans un séminaire de novembre 1965, c'est que l'analytique du Dasein n'a absolument rien à voir avec un solipsisme ou un subjectivisme car le Dasein se voit déterminé comme un Miteinandersein, un être les uns avec les autres, originaire
5 Séminaires de Zurich, p. 315.
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et c'est la raison pour laquelle s'il y va essentiellement pour le Dasein de son Dasein même, cela signifie qu'il y va toujours aussi des autres : cela veut dire en effet, dira plus loin Heidegger à un participant, qu' « il y va de vous pour moi et de moi pour vous »6. On ne peut donc opposer la sollicitude au souci ni la concevoir comme un « mode d'être dual », celui du « nous » ou de la « nostrité », ce que fait précisément Binswanger, que sur la base d'une méconnaissance du souci qui n'est alors compris que comme une modalité du comportement alors qu'il est au contraire pensé au sens ontologique ou existential comme ce qui constitue fondamentalement le Dasein et qui, comme tel, n'est jamais accessible à une description ontique. Ce que Binswanger a en effet retenu de Sein und Zeit, c'est l'In-der-Welt-sein, l'être-dans-le-monde, sans voir que celui-ci est lui-même fondé sur le Seinsverständnis, sur la compréhension de l'être, laquelle constitue bien « l'unique requête de Sein und Zeit »7. Il n'a donc pas compris que ce n'est pas l'être-dans-le-monde qui est la condition du Dasein, mais qu’au contraire c’est le Dasein, c'est-à-dire l’ouverture à l’être de l’homme qui est la condition de son être-dans-le-monde.. Sa Daseinsanalyse n'est donc pas véritablement une analyse du Dasein, elle reste une interprétation ontique, une interprétation existentielle du Dasein de fait8.
Mais si l'application que Binswanger a voulu faire des existentiaux de Sein und Zeit à la psychiatrie sans la prise en compte de leur sens ontologique véritable ne peut aboutir qu'à la confusion de l'ontique et de l'ontologique, comment assurer alors la nécessaire corrélation de ces deux plans ? Et y a-t-il véritablement une possibilité de constituer une « doctrine de la maladie humaine conforme à la philosophie du Dasein » comme se le propose déjà Medard Boss en 1954 dans son Introduction à la médecine psychosomatique, d'ailleurs dédiée à Heidegger, et de pratiquer ce qu'il nomme dans son Grundriss der Medizin und der Psychologie de 1971 « eine daseinsgemässe Therapie et eine daseinsgemässe Präventiv-Medizin », une thérapie et une médecine préventive conforme ou à la mesure du Dasein ? Voici ce que Heidegger lui déclare à ce sujet, dans un entretien de septembre 1968, c'est-à-dire pendant la période où Medard Boss a élaboré, avec l'aide de Heidegger, ce dernier livre : « La méthode de recherche « conforme au Dasein » n'est pas elle-même phénoménologique, mais elle est dans la dépendance et sous la direction de la phénoménologie comprise comme l'herméneutique du Dasein »9. Décrire ces phénomènes ontiques que sont les comportements pathologiques de fait ne peut en effet se faire qu'à la lumière des phénomènes ontologiques, c'est-à-dire des existentiaux du Dasein : il est donc besoin, pour accéder à l'ontique, de la « médiation » de l'ontologique, ce qui est pourtant tout autre chose que d'appliquer l'ontologique à
l'ontique. Car cette médiation ne peut avoir lieu que par la conversion personnelle du chercheur : « Du médecin lui-même est exigée la chose la plus difficile, à savoir le passage du projet de l'homme comme être vivant raisonnable à l'être-homme comme Dasein »10. Le médecin doit en effet s'être d'abord lui-même éprouvé comme Da-sein, comme ek-sistant pour pouvoir à partir de là déterminer toute réalité humaine, ce qui implique la mise-hors-circuit des représentations inadéquates que l'on se fait de l'homme. Or cela exige l'exercice, « l'entraînement à l'expérience de l'être-homme en tant que Da-sein » (die Einübung in die Erfahrung des Menschseins als Da-seins). Il s'agit donc ni plus ni moins que d'entraîner les médecins au « regard phénoménologique », ce qui signifie pour Heidegger : éveiller le sens de ce qui est simple. Or cela exige, dit Heidegger à ceux qui ne sont pas seulement des auditeurs mais des participants, « de s'engager (sich einlassen) dans la manière d'être dans laquelle vous êtes toujours déjà, de l'accomplir en propre »11, ce qui est tout autre chose qu'une simple compréhension intellectuelle de cette manière d'être. Il faut souligner avec force que cette méthode ne consiste pas simplement à devenir conscient du rapport que nous entretenons avec le monde et les autres, mais à s'engager proprement en celui-ci, à l'accomplir. L'apprentissage d'une telle méthode, qui ne consiste nullement à faire de médecins des philosophes, mais simplement à les rendre attentifs à ce qui concerne l'homme de manière incontournable et ainsi à former des « médecins pensants »12, explique que l'enseignement dispensé par Heidegger s'apparente plus, comme le souligne Medard Boss, à une sorte de thérapie de groupe et même à une Heideggersche Kur, une cure heideggérienne, qui fait d'ailleurs naître les mêmes résistances que celles qui apparaissent au cours d'une analyse freudienne13, qu'à une série de cours magistraux. Heidegger lui-même, dans ses lettres personnelles à Medard Boss, a exprimé dès le début le désir d'engager un dialogue plutôt que de donner des conférences qui risquent de demeurer un simple spectacle. C'est pourquoi il préférera vite les rencontres en petit comité qui auront lieu dès 1960 dans la propre maison de Medard Boss, car « la parole vivante et les explications ne peuvent être remplacées par rien »14. S'il se réjouit tant de ces rencontres et s'il demande lui-même à Medard Boss d'y convier la jeune génération, c'est moins pour enseigner que pour apprendre encore lui-même : « La pensée véritable ne peut être apprise dans les livres. Mais elle ne peut pas non plus être enseignée, sauf si l'enseignant demeure jusque dans la vieillesse un apprenti », écrit-il en 1948 à Medard Boss15. Et en mars 1965 il déclare aux participants que dans le séminaire précédent (consacré au temps), il a plus appris d'eux qu'eux de lui et que cela est tout à fait normal16. Il s'agit donc d'un rapport mutuel d'enseignement entre l'enseignant et les enseignés qui n'a rien à voir avec la dispensation d'informations mais qui consiste en une Mitteilung, en une communication qui est aussi un partage, ein Mit-einander-teilen, et c'est d'ailleurs le partage qui rend d'abord possible la communication17. Ce n'est pas un hasard si Heidegger évoque Socrate à plusieurs reprises dans les séminaires, car tout son art est pratique : c'est celui d'accoucher les esprits, c'est-à-dire de les rendre libres. Plutôt que de s'adonner à la discussion critique de théories, il s'agit donc de pratiquer, comme Socrate, l'art du questionnement. Il apparaît donc que la relation thérapeutique consiste elle aussi, non pas en une conduite violente de « substitution » qui conduirait le thérapeute à exercer une domination et à agir à la place de l'analysé, mais en une pratique de « délivrance » qui n'est peut-être pas non plus exempte de violence, les "résistances" à la cure en témoignent assez, mais qui ne vise qu'à permettre à l'autre de remplir par lui-même la tâche existentielle qui lui incombe.
Si Medard Boss a été si frappé par la manière dont Heidegger parle dans le § 26 de Sein und Zeit de la « sollicitude devançante » au point d'y voir la description de la relation thérapeutique idéale, c'est parce que sa propre théorie du transfert coïncide exactement avec une telle pratique de délivrance dans le cadre d'une analyse qu'il faut concevoir comme éminemment « terminable ». Voici en effet la parabole explicative, empruntée à une ancienne légende arabe, qu'il en donne dans son Introduction à la médecine psychosomatique :
« Un vieux père, sur son lit de mort, fait venir ses trois fils et leur lègue tous ses biens : dix-sept chameaux. L'aîné recevra la moitié, le deuxième un tiers et le cadet un neuvième. Ayant prononcé ces paroles, il s'éteignit. Les enfants demeurèrent fort perplexes. Ils finirent par trouver un sage aussi intelligent que pauvre. Il ne possédait qu'un chameau. Les trois fils l'appelèrent à l'aide pour résoudre le problème de l'héritage, apparemment insoluble. Le sage se contenta d'ajouter son chameau aux dix-sept autres. Dès lors, le partage selon les dernières volontés du défunt devint un jeu d'enfant. Le fils aîné reçut la moitié des dix-huit chameaux, c'est-à-dire neuf ; le second fils, le tiers, soit six chameaux ; et le cadet, enfin deux animaux ou un neuvième. Or, les chiffres neuf, six et deux ne font autre chose que dix-sept, comme prévu par le père. Et ainsi, le dix-huitième chameau, celui du sage, fut éliminé automatiquement. On n'eût plus besoin de lui, si nécessaire qu'il eût été à un moment donné. »18
Et Medard Boss de conclure : « Contrairement à tous les bavardages sur le “transfert”, c'est ainsi que d'ordinaire se termine le rôle de l'analyste ». La nécessité seulement "momentanée" de la présence du thérapeute définit en effet le caractère essentiel de la relation thérapeutique : le médecin n'est pas la cause de la guérison, il en est seulement l'occasion, et c'est la raison pour laquelle la situation thérapeutique est une situation « humaine » caractérisée par l'être-ensemble, le Mitsein, du médecin et du malade qui ne peut nullement être réduite à la production d'un processus objectif analogue aux processus naturels.
Le médecin ne doit pas en effet se comprendre lui-même comme la cause efficiente de la guérison, sous peine d'ôter à la relation thérapeutique toute sa dimension humaine et « communautaire ». Il doit au contraire se comprendre et se comporter comme l'occasion de la guérison : l'être-en-commun, le Mitsein dans la thérapie consiste alors pour le médecin à laisser-être l'autre, à le laisser guérir par lui-même. On retrouve ici une idée très fortement exprimée par Aristote dans le premier chapitre du livre II de la Physique (1, 192 b 23-27) que Heidegger commentait dans un séminaire fait en 1958 à l’Université de Fribourg. C’est l'exemple du médecin qui se guérit lui-même, mais qui n'est pas en tant que médecin, l’origine de sa guérison, ce qu'il est pourtant en tant qu'homme, c'est-à-dire en tant que vivant doté d'un corps et appartenant en tant que tel à l'ordre de la physis. Heidegger commente ainsi ce passage : « Mais là aussi, le savoir médical n'a fait que soutenir et guider mieux la phusis. La technè ne peut qu'aller à la rencontre de la physis, hâter plus ou moins la guérison : en tant que technè, elle ne peut jamais remplacer la phusis et devenir toute seule et à sa place l'origine de la santé en tant que telle. Cela ne serait que si la vie comme telle devenait une oeuvre fabricable “techniquement” ; mais au même instant il n'y aurait plus de santé non plus, ni naissance, ni mort. »19.
Le médecin, en tant qu'il est le motif et non la cause de la guérison du malade, se tient donc très exactement dans la possibilité positive de la sollicitude que Heidegger nomme vorausspringende Fürsorge : une sollicitude qui s'élance au-devant de l'autre "non point pour lui ôter le souci, mais au contraire pour le lui restituer" dit Heidegger dans le § 26 de Etre et temps. La sollicitude substitutive, die einspringende Fürsorge, est elle aussi un rapport à autrui comme Dasein, mais au lieu d'être libérante elle est dominatrice, car elle consiste à se mettre à la place de l'autre, à prendre en charge son souci, à remplir sa tâche à sa place et à courir ainsi le risque de le placer dans une situation de dépendance et d'assujettissement qui, remarque Heidegger, peut fort bien lui demeurer voilée comme telle.
L’enseignement de Heidegger à Zollikon s’est concentré à la fois sur la relation thérapeutique elle-même et sur ce qu’elle présuppose, càd la compréhension de l’être-homme comme Dasein. C’est à partir de là qu’il en est venu à la question cruciale de la corporéité humaine, point que je voudrais brièvement aborder pour finir.
Au reproche de Sartre, dont Boss se fait l’écho, de n’avoir écrit que six lignes sur le corps dans tout Être et temps, Heidegger répond dans l’entretien qu’il a en mars 1972 avec Medard Boss : « Je ne puis objecter au reproche de Sartre qu’un constat, à savoir que tout ce qui a trait au corps présente un summun de difficulté, et qu’à l’époque je n’avais rien à dire de plus »20. Or, plus de trente ans après, il semble bien qu’il dise quelque chose de plus à ce sujet dans les Zollikoner Seminare. Il s’adresse ici à des scientifiques, c’est-à-dire à des hommes dont la pensée est le reflet de toute une tradition de pensée, la tradition moderne et en particulière cartésienne, selon laquelle l’homme est conçu comme un composé de corps et d’esprit. Or ces concepts ne permettent pas de comprendre ce qu’est la maladie, dont on dit à bon droit qu’elle est toujours psychosomatique, car même si certaines affections paraissent purement organiques, c’est toujours l’homme total qui souffre. Il faut donc renoncer à distinguer entre des maladies qui seraient psychosomatiques et d’autres qui ne le seraient pas. À cet égard, il faut prendre garde à ne jamais confondre le corps vivant (Leib) de l’homme qu’ignorent les sciences de la nature, et le corps (Körper) sans vie des choses qui est le seul auquel les sciences de la nature ont véritablement accès et qu’elles considèrent comme mesurable. Lors d’une séance du séminaire qui a lieu en mai 1965, dans laquelle est abordée la question du corps, Heidegger cite un certain professeur Hegglin qui admet que l’affliction ne puisse pas se mesurer mais qui note que « les larmes provoquées par l’affliction par suite de l’interconnexion psychosomatique peuvent être examinées dans toutes sortes de directions différentes en fonction de leur quantification ». Pour Heidegger, il va de soi que « vous ne pouvez cependant jamais mesurer des larmes ; si vous mesurez, vous mesurez dans le meilleur des cas un liquide et ses gouttes, mais pas des larmes »21. Cette limitation des sciences au seul mesurable leur interdit de comprendre des phénomènes aussi banals que l’expression des émotions, comme les froncements de colère, le rougissement de honte, le rire et les larmes qui ne peuvent être rangées au sens strict ni dans la catégorie du psychique ni dans celle du somatique, précisément parce qu’ils relèvent de l’existentiel.
Mais dire qu’ils relèvent de l’existentiel, c’est dire aussi qu’ils relèvent de l’être avec les autres, du Mitsein, dont Heidegger souligne qu’il est coextensif au Dasein, qui ne doit donc pas être compris comme le mode d’être d’un individu isolé. Heidegger lorsqu’il aborde la question de la corporéité (dans les séminaires du 11 et 14 mai 1965) insiste sur le fait que ces phénomènes corporels ne peuvent être compris à partir de la distinction traditionnelle psychè-soma, qui ne conçoit le somatique qu’à partir du seul corps physique. Mais à l’opposé de celui-ci, qui est situé dans l’espace et est en cela semblable à un corps matériel, le corps vivant, celui qui est vécu de l’intérieur et est donc à chaque fois le corps « sien » d’un être singulier, constitue, comme le disait déjà Husserl, « un ici absolu » à partir duquel se déterminent toutes les directions de l’espace. Il nous faut donc reconnaître que les limites du corps physique et celles du corps vivant ne coïncident pas, et que, en tant que vivant et qu’existant, « nous sommes toujours par delà notre corps physique »22. Notre corps vivant est en effet ce par quoi nous sommes au monde, mais il n’est pas, Heidegger le souligne expressément, ce qui est de prime abord pour nous, il est la « condition nécessaire » mais « non suffisante » de notre être au monde23. Ce qui est premier, c’est donc l’existence, la fait de sortir de soi et d’être en rapport avec l’autre, avec les choses et les êtres vivants, qu’ils soient ou non semblables à nous-mêmes24. C’est à partir de là que l’on peut comprendre ces phénomènes qui ne sont ni somatiques ni psychiques et qu’il faut pourtant nommer « corporels » ou charnels (leiblich), tels le rougissement de timidité ou de honte et les larmes. Car plutôt que de les considérer comme l’expression physique d’un état psychique, il faut voir en eux des « gestes », des modes de comportement qui s’adressent toujours à l’autre, que celui-ci soit effectivement présent ou non, et qui ont donc toujours un sens intersubjectif.
C’est le refus du dualisme psychosomatique qui conduit également Heidegger à critiquer la psychanalyse qui voit elle aussi dans les phénomènes corporels les signes d’un jeu de forces ou de pulsions d’ordre biologique. Pour le montrer, je voudrais mentionner l’analyse que Medard Boss fait d’un cas d’hystérie, ce trouble du comportement dans lequel le corps joue un rôle fondamental, dans son Grundriss der Medezin, livre à la rédaction duquel Heidegger a collaboré. Il s’agit du cas de Regula Zürcher, femme mariée, mère d'un enfant, que Medard Boss soigna pendant plusieurs années25. Les troubles pathologiques commencèrent chez cette femme pour ainsi dire dès sa naissance sous la forme d'un eczéma, et se poursuivirent par différents maux de ventre et troubles intestinaux dont la violence motiva à plusieurs reprises son hospitalisation. Un épisode significatif fut constitué par la paralysie des jambes dont Regula Zürcher fut frappée alors qu'elle revoyait dans la rue un homme qui l'avait profondément troublée quelques jours auparavant au cours d'un cocktail et dont elle craignait de tomber amoureuse « tête la première ». (Hals über Kopf). Lors de cette seconde rencontre elle se sentit comme clouée au sol et dut être conduite en ambulance à l'hôpital. Trois semaines plus tard, elle finit par retrouver l'usage de ses jambes et put quitter l'hôpital. On peut aisément imaginer ce que pourrait être l'interprétation d’inspiration freudienne d'un tel cas. Vraisemblablement on en viendrait à supposer un conflit subsistant dans l'inconscient entre le désir suscité par l'homme aimé et une morale particulièrement sévère qui aurait eu pour conséquence le refoulement dans l'inconscient de la pulsion érotique. C'est l'énergie de la pulsion refoulée qui, selon le processus de la conversion, aurait été alors à l'origine de la paralysie hystérique. Mais on peut proposer une tout autre compréhension de cet épisode pathologique. Tout d'abord et paradoxalement, cette paralysie hystérique représente pour Boss, un premier succès de la psychothérapie. En effet, Regula Zürcher est depuis plusieurs années complètement frigide, cas classique chez les hystériques. Cela n'étonne pas M. Boss, compte tenu également du comportement sexuel du mari, et de l'éducation très stricte que Regula Zürcher reçut, dont elle est littéralement captive. Or, pour la première fois depuis vraisemblablement sa puberté, Regula Zürcher se révèle en mesure, lors de cette seconde rencontre, de percevoir un homme en tant que partenaire possible d'une relation amoureuse. Et c'est précisément la raison de son comportement, c’est-à-dire de sa paralysie. En outre, lors de cette rencontre, Regula Zürcher se trouve divisée entre le désir de s'approcher de lui et celui de le fuir, et c'est cette division interne que M. Boss place au coeur de l'événement. En effet, c'est parce qu'elle est divisée en elle-même que Regula Zürcher se trouve paralysée dans ses mouvements. Et que la paralysie porte sur les jambes n'est guère étonnant s'il est vrai que les jambes sont par excellence ce qui du corps permet de s'approcher ou de fuir. À vrai dire, toute la difficulté est de comprendre pourquoi ces deux mouvements possibles ne sont pas devenus conscients. Mais une telle attitude, nous dit Boss, aurait supposé une liberté et une indépendance que Regula Zürcher n'avait nullement alors qu'elle était complètement dominée par les deux mouvements opposés au point qu'elle se trouvait sans volonté, sans désir, sans idée. Ainsi, nous pouvons comprendre que, lors de cette rencontre, Regula Zürcher perde pied et vive corporellement cette perte en s'affalant et en tombant à terre. Il va de soi que si la malade n'avait pas saisi de manière névrotique l'homme qui l'attirait comme quelque chose de condamnable qu'il lui fallait fuir, elle aurait été capable d’aller spontanément et sans réfléchir vers lui. Ce que Boss reproche donc à la psychanalyse freudienne, c’est d'ignorer la spécificité du rapport corporel que l’être humain entretient avec ce qu'il rencontre dans le monde, et à partir de laquelle il est possible de comprendre un trouble tel qu'une paralysie hystérique. Car ce rapport est immédiat, et rien n'autorise à intercaler entre la rencontre et la paralysie un quelconque conflit intrapsychique subsistant dans l'inconscient qui, mystérieusement, provoquerait la conversion d'une certaine quantité d'énergie sexuelle en une paralysie des jambes.
Ce qui est donc premier, c’est le rapport au monde, le fait de se trouver dans le monde et de se sentir situé en lui, ce que Heidegger a nommé dans Etre et temps Befindlichkeit, « disposition », au double sens, objectif et subjectif de ce terme. C’est donc à partir de là que l’on peut comprendre les phénomènes pathologiques qui sont autant d’altérations fondamentales de ce « sentiment de la situation », traduction parfois aussi donnée du mot allemand Befindlichkeit. Permettre au patient de retrouver la plénitude de son être au monde, c’est-à-dire un rapport libre avec les choses et les autres, cela suppose nécessairement de la part du médecin qu’il témoigne par sa propre personne qu’un tel rapport libre est possible. Tout se joue à cet égard dans la relation thérapeutique elle-même en tant qu’elle réinstalle le patient dans cet être avec les autres qui se confond avec son être au monde et constitue la dimension fondamentale de son être, compris comme Dasein, c’est-à-dire comme ouverture à l’être.1 M. Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 49-79
2, Ibid., p 74.
3 Cf. M. Heidegger, Séminaires de Zurich, trad. par C. Gros, Paris Gallimard, 2010, p. 329, lettre du 3 août 1947 à M. Boss ou Heidegger écrit ceci : « S’il vous était possible à l’occasion de soutenir ma puissance de travail par un petit paquet de chocolat, je vous en serais très reconnaisant ».
4 Erinnerungen an Martin Heidegger, Pfullingen, Neske, 1977, p. 31 sq.6 Ibid., p. 186.
7 Ibid., p. 236
8 Ibid., p. 285.
9 Ibid., p. 310.10 Ibid., p. 309.
11 Ibid., p. 168.
12 Ibid., p. 161.
13 Ibid., p. 198.
14 Ibid., p. 342.
15 Ibid., p. 332.16 Ibid., p. 113.
17 Ibid., p. 230.
18 M. Boss, Introduction à la médecine psychosomatique, Paris, PUF, 1959, p. 79.19 M. Heidegger, « Ce qu'est et comment se détermine la physis » (1958) in Questions IV, Paris, Gallimard, 1968, p. 205-6
20 Séminaires de Zurich, p.321.
21 Ibid., p. 133.22 Ibid., p. 139.
23 Ibid., p. 257.
24 Ibid., p. 284.
25 Grundriss der Medizin - Ansätze zu einer phänomenologischen Physiologie, Psychologie, Pathologie, Therapie und zu einer daseinsgemässen Präventiv-Medizin in der modernen Industrie-Gesellschaft, Bern, Hans Huber, 1971, p. 175 sq.