A
mademoiselle Louise B.
Victor Hugo
I
L'année en
s'enfuyant par l'année est suivie.
Encore une qui meurt ! encore un pas
du temps ;
Encore une limite atteinte dans la
vie !
Encore un sombre hiver jeté sur nos
printemps !
Le temps ! les ans ! les jours !
mots que la foule ignore !
Mots profonds qu'elle croit à
d'autres mots pareils !
Quand l'heure tout à coup lève sa
voix sonore,
Combien peu de mortels écoutent ses
conseils !
L'homme les use, hélas ! ces
fugitives heures,
En folle passion, en folle volupté,
Et croit que Dieu n'a pas fait de
choses meilleures
Que les chants, les banquets, le
rire et la beauté !
Son temps dans les plaisirs s'en va
sans qu'il y pense.
Imprudent ! est-il sûr de demain ?
d'aujourd'hui ?
En dépensant ses jours sait-il ce
qu'il dépense ?
Le nombre en est compté par un autre
que lui.
A peine lui vient-il une grave
pensée
Quand, au sein du festin qui
satisfait ses vœux,
Ivre, il voit tout à coup de sa tête
affaissée
Tomber en même temps les fleurs et
les cheveux ;
Quand ses projets hâtifs l'un sur
l'autre s'écroulent ;
Quand ses illusions meurent à son
côté ;
Quand il sent le niveau de ses jours
qui s'écoulent
Baisser rapidement comme un torrent
d'été.
Alors en chancelant il s'écrie, il
réclame,
Il dit : Ai-je donc bu toute cette
liqueur ?
Plus de vin pour ma soif ! plus
d'amour pour mon âme !
Qui donc vide à la fois et ma coupe
et mon cœur ?
Mais rien ne lui répond. - Et
triste, et le front blême,
De ses débiles mains, de son souffle
glacé,
Vainement il remue, en s'y cherchant
lui-même,
Ce tas de cendre éteint qu'on nomme
le passé !
II
Ainsi nous allons tous. - Mais vous
dont l'âme est forte,
Vous dont le cœur est grand, vous
dites : - Que m'importe
Si le temps fuit toujours,
Et si toujours un souffle emporte
quand il passe,
Pêle-mêle à travers la durée et
l'espace,
Les hommes et les jours ! -
Car vous avez le goût de ce qui seul
peut vivre ;
Sur Dante ou sur Mozart, sur la note
ou le livre,
Votre front est courbé.
Car vous avez l'amour des choses
immortelles ;
Rien de ce que le temps emporte sur
ses ailes
Des vôtres n'est tombé !
Quelquefois, quand l'esprit vous
presse et vous réclame,
Une musique en feu s'échappe de
votre âme,
Musique aux chants vainqueurs,
Au souffle pur, plus doux que l'aile
des zéphires,
Qui palpite, et qui fait vibrer
comme des lyres
Les fibres de nos cœurs !
Dans ce siècle où l'éclair reluit
sur chaque tête,
Où le monde, jeté de tempête en
tempête,
S'écrie avec frayeur,
Vous avez su vous faire, en la nuit
qui redouble,
Une sérénité qui traverse sans
trouble
L'orage extérieur !
Soyez toujours ainsi ! l'amour d'une
famille,
Le centre autour duquel tout gravite
et tout brille ;
La sœur qui nous défend ;
Prodigue d'indulgence et de blâme
économe ;
Femme au cœur grave et doux ;
sérieuse avec l'homme,
Folâtre avec l'enfant !
Car pour garder toujours la beauté
de son âme,
Pour se remplir le cœur, riche ou
pauvre, homme ou femme,
De pensers bienveillants,
Vous avez ce qu'on peut, après Dieu,
sur la terre,
Contempler de plus saint et de plus
salutaire,
Un père en cheveux blancs !
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