La passion maternelle
Le maternel séculier
Société Psychanalytique de Paris
Dimanche 19 novembre 2006,
Conférence de Julia Kristeva
La passion maternelle
J’aborderai ce thème ambitieux du maternel séculier en empruntant
le chemin plus classique de la passion maternelle, mais sans oublier le mot
« séculier ». Ainsi formulée, ma réflexion traversera au moins
quatre thèmes sociopolitiques qui concernent la psychanalyse. En regrettant
que celle-ci ne s’y implique pas davantage, j’espère néanmoins que ma
réflexion contribuera à les éclairer.
- 1. Les sciences de la vie et
l’obstétrique maîtrisent chaque jour un peu plus l’énigme de la gestation qui conférait
naguère, du fait même qu’elle était une énigme, un pouvoir à la mère aussi bien qu’ un rejet angoissé et revendicatif de ce
pouvoir. Et pourtant, malgré ou à cause de notre gestion technique de la gestation aujourd’hui, la
fertilité féminine et la période de la grossesse constituent toujours, non
seulement un pôle de fascination imaginaire dans nos démocraties dites
d’« opinion », mais aussi un refuge du sacré. En effet, à écouter
le besoin de croire moderne, l’« au-delà » ne serait plus au-dessus de nos
têtes mais dans le ventre maternel. Etre mère aujourd’hui ne nous
confronte-t-il pas aux survivances d’un sentiment religieux qui, bardé de biotechnologie, a
perdu ses protections morales mais non pas ses espérances
paradisiaques ? Si le judaïsme d’un côté, les philosophies
chinoises de l’autre, avec des valeurs telles que « la
procréation » et « la famille », semblent bien armés
pour faire face à l’assaut de cette religiosité vitaliste à tout prix,
qu’en est-il des modèles que propose la sécularisation ?
- 2. Parallèlement, les difficultés de
la prise en charge économique et personnelle de la néoténie engagent la solidarité
nationale, toujours en discussion : congés des deux parents, prime pour
chaque enfant ou seulement pour le troisième le débat est encore
d’actualité. Etre mère aujourd’hui nous confronte également à l’embarras de
la globalisation - peut-être à son impossibilité à résoudre politiquement la question capitale de
la procréation de l’espèce humaine.
- 3. Mon expérience comme présidente du
Conseil national Handicap
m’a fait rencontrer de nombreuses « mères courage » : mères d’enfants
handicapés, d’enfants en difficultés, en échec scolaire, en échec de
socialisation. Chacun sait que ce sont généralement les mères qui « assument
» et « assurent » en première ligne. Même abattue
que soit une mère d’enfant «en échec » ou « différent », elle reste une battante. Elle ne se désespère que
pour l’échéance ultime : « après sa mort » : « Que se passera-t-il
après ma mort ? » Tant qu’elle est vivante, la mère est là pour
garantir la vie, au mieux et quelles qu’en soient les limites. Et puisque la
célèbre « crise des valeurs » que nous traversons, paraît-il, n’en garde qu’une, qui emporte apparemment
l’adhésion générale la valeur « vie » , les mères courage
apparaissent de nos jours comme la pierre angulaire d’une civilisation qui
n’a plus de repères.
- 4. Enfin, l’actualité française, mais aussi mondiale, nous confronte
à la criminalité maternelle :
pédophilie qui, bien que plus rare côté femmes, n’épargne pas la mère,
mais aussi maltraitance diverses, infanticides, « bébés
congelés », etc. Dans ces
dénis de la grossesse et de la maternité se profile
une catastrophe banalisée de la « relation d’objet », chez
des mères apparemment socialisées « sans problèmes ». : une
banalisation de la perversion et de la psychose, que la maternité ne
perlabore ni ne sublime, mais au contraire vient masquer voire
stimuler.
Dans le contexte que je viens de dessiner à grands traits, à
travers ces quatre thèmes, il reste une place vacante : celle d’une réflexion
sur la passion maternelle.
Après Freud et avec Lacan, la psychanalyse se préoccupe beaucoup de la
«fonction paternelle » : sa nécessité, ses défaillances, ses suppléances et
j’en passe. Philosophes et psys semblent moins inspirés par la « fonction
maternelle », peut-être parce que celle-ci n’est pas une fonction mais, précisément, une passion. Le terme de « suffisamment
bonne mère» proposé par Winnicott, qui s’est pourtant avancé davantage et
autrement que Freud dans cet univers, court néanmoins le risque d’éviter la
violence passionnelle de l’expérience maternelle. Les travaux d’André Green
ont approfondi l’analyse de la « folie maternelle », et ceux de
nombreux collègues – Ilse Barande, Florence Guignard, Jacqueline Schaeffer ;
sans oublier Janine Chasseguet-Smirgel – y sont consacrés également,
mais force est de constater que, paradoxalement, en célébrant le 150e
anniversaire de la naissance de Freud, nous n’en sommes encore qu’à
découvrir un nouveau continent.
Je fais donc l’hypothèse que si la culture moderne, et notamment les médias,
« survalorisent la grossesse » et les « aides à la
procréation optimale », c’est pour éviter
d’avoir à s’interroger sur cette passion maternelle -
la seule, peut- être, qui ne soit pas virtuelle et sujette aux manipulations
spectaculaires, mais qui constitue le prototype du lien amoureux. Ce lien
dont nous savons qu’il est le seul « sacré » dans un monde moderne
confronté aussi bien à l’inflation des religions qu’à leur déflagration. Je
soutiendrais également que, face à la complexité de la passion maternelle,
les mères elles-mêmes participent, plus ou moins inconsciemment, à son
occultation : elles préfèrent tirer les avantages de la sacralisation du
ventre et de la commercialisation de l’« enfant parfait », de l’« enfant roi
», plutôt que d’élucider les risques et
les bénéfices que cette passion comporte pour elles-mêmes, pour
l’enfant, pour le père et pour la société. On comprendra, par conséquent,
qu’il n’y a pas d’autre façon d’accompagner les épreuves biophysiologiques,
économiques et idéologiques de la maternité auxquelles j’ai fait allusion en
introduction, que de tenter d’affronter les ambiguïtés de cette passion.
Pourrions-nous remplacer le déni de la passion maternelle qui se
manifeste dans le traitement biologique, social et médiatique de la
maternité, par une exploration avertie des risques et des bénéfices de cette
expérience ? Telle est la question que la maternité pose aujourd’hui, à mes yeux de mère, de
psychanalyste et d’écrivain. J’essaierai donc de vous convaincre que la
maternité n’est pas un « instinct », qu’elle ne se réduit pas non plus au
« désir d’enfant » (Marilia Aisenstein a analysé récemment le
« non-désir d’enfant », à ne pas confondre avec la toute puissance
narcissique du déni qui réduit l’enfant à un « mauvais
objet » ou un « objet partiel », excrétion à évacuer ou
fétiche à momifier). Mais que la passion maternelle est une reconquête, parce
qu’une perlaboration-sublimation continue de la pulsion de vie et de mort,
qui dure toute la vie et au-delà.
I. Qu’est-ce qu’une passion ? Je
distinguerai, pour commencer, la passion
des émotions. La
maternité est une passion au sens où les émotions (d’attachement
et d’agressivité à l’égard
du fœtus, du bébé, de l’enfant) se transforment en amour (idéalisation, projet de vie dans le temps,
dévouement, etc.), avec son corrélat de haine
plus ou moins atténuée. La mère est au carrefour de la biologie et du sens,
cela dès la grossesse : la passion
maternelle débiologise le lien à l’enfant, sans pour autant se détacher complètement
du biologique, mais l’agrippement et l’agressivité sont toujours déjà en voie
de sublimation.
La passion maternelle ne porte pas la trace du clivage : elle est
constituée dès le début par le clivage qu’impose la cohabitation devenue
flagrante, voire éprouvante, entre biologie et sens. Ce clivage trouve
d’emblée sa représentation psychique, plus ou moins insoutenable, dans la
passion de la femme enceinte pour elle-même.
L’ambivalence passionnelle est présente dès ces commencements, car le
narcissisme de la femme enceinte est tout à la fois renforcé et déstabilisé : en perte d’identité à
la suite de l’intervention de l’amant-père, « elle-même » se
dédouble en abritant un tiers inconnu, un pré-objet
informe. Autrement dit, dominée par le narcissisme, cette passion maternelle
initiale n’en est pas moins triangulaire ; et elle est cependant aspirée
par ce pré-objet qu’est d’abord l’embryon, puis le fœtus – dont le statut
incertain et encore aggravé par les avancées et les interventions
biotechniques actuelles –, confronte l’enceinte à ses propres limites
de sujet, si ce n’est à ses propres limites d’humain. Mais on n’a
pas attendu les cellules-souches et les dépistages génétiques prénataux
pour s’apercevoir que l’enceinte habite le clivage biologie/ sens. Le
regard absent ou incurvé des Madones à
l’enfant de la
Renaissance italienne, chez Giovanni Bellini par exemple,
manifestent ostensiblement ce que beaucoup d’entre nous savent : la femme
enceinte « regarde » sans les « voir » et le père, et le monde : elle
est ailleurs.
A cette première étape de la passion tournée vers le dedans ou vers
rien, succède la passion de la mère pour le nouveau sujet que sera son enfant
: à condition que l’enfant cesse d’être son double à elle- « bon »
ou « mauvais » -, et que la mère s’en
détache pour lui permettre de devenir un être autonome. Cette
motion d’expulsion, de détachement est essentielle. C’est
dire que le négatif habite
d’emblée la passion maternelle. Et que dans cet apprentissage de la
relation à l’autre qu’est la maternité, la mère est en proie à deux motions
contradictoires du négatif: à la fois la plus grande intensité de la pulsion (l’«
identification projective » de Melanie Klein – par laquelle le sujet
s’introduit dans l’autre pour le posséder, le contrôler, lui nuire –
est celle de la mère avec le bébé tout autant que celle du bébé avec la
mère), et une inhibition de la pulsion
quant au but, qui
permet à l’affect de se muer en tendresse, en soin, en bienveillance.
Au risque d’en choquer certains, je dirais que sans une expérience optimale
de la passion maternelle biface
(repli narcissique menacé par la toute-puissance maniaque, puis lien à
l’objet par l’identification projective, elle-même sublimée en
tendresse), le sujet femme atteint très difficilement un rapport à l’autre
sexe, et plus généralement à l’autre, qui ne soit pure émotion osmotique
(attachement/adversité), ou pure indifférence (refoulement, dissociation ou
clivage). Je précise que j’entends la passion
maternelle au sens structurel de l’expérience : il n’est pas
exclu qu’un travail analytique, auto- analytique ou sublimatoire conduise une
femme à vivre réellement la passion maternelle, sans gestation et
accouchement (par l’adoption, par le recours à une «mère porteuse » ou à
d’autres inventions techniques à venir ; ou bien, sur un autre registre, dans
des liens de soins, d’éducation et d’enseignement, dans des liens de couple,
voire dans ceux de la vie de type associatif). Pour le plus grand nombre et à
l’étape actuelle de la civilisation (avant «l’utérus artificiel» !), c’est la
passion maternelle de la génitrice
qui demeure cependant le prototype du lien amoureux.
Freud était convaincu qu’ « aimer son prochain comme soi-même » est une
illusion, un vœu pieux des Evangiles. En effet, un tel amour n’est possible
que pour saint François et de rares mystiques comme lui. Je prétends quant à
moi qu’« aimer son prochain comme soi-même » revient à cette énigme - plus
obscure encore que le mystère de la gestation -, qu’est la
« suffisamment bonne mère» : celle qui permet à l’infans de créer l’espace
transitionnel lui permettant de penser.
Sur le plan culturel, j’ai constaté que le « génie féminin » (fût-ce à
l’écart de l’expérience de la maternité, et dans des aventures aussi diverses
que celles de Hannah Arendt, Melanie Klein ou Colette) témoigne de la
présence d’un lien à l’objet
dès les débuts de la vie psychique. Contrairement à la postulation par Freud
d’un « narcissisme sans objet » à la naissance, contrairement au « génie
masculin » (philosophes, artistes) davantage porté à l’incantation solipsiste
et aux drames de la subjectivité per se.
Pour autant, affirmer que pour une femme, et a fortiori pour une mère il y a de l’autre dès les débuts n’a
rien d’idyllique. Car c’est l’instabilité qui caractérise cette relation
d’objet précoce, instabilité toujours susceptible de virer à l’exaltation
maniaque ou à la dépression et à l’agressivité : lui et/ou moi,
projection-identification.
Aussi la maternité, avec ses violences d’amour et de
haine, ressemble-t-elle à une analyse
des états limites et des perversions. Je partage l’avis d’auteurs
aussi différents que François Perrier et André Green, pour lesquels la
sexualité féminine s’abrite dans la maternité pour vivre sa perversion
et sa psychose, ce qui peut être aussi une occasion préanalytique de les
perlaborer. Je dis donc que la maternité est une perlaboration
préanalytique de la perversion et de la « psychose féminine »
favorisées par la grossesse – de même qu’il existe des expériences
préreligieuses du besoin de croire, ou des expériences pré-politiques de la
pluralité du monde.
II. En effet : séductions, fétichisation du corps
de l’enfant et de ses accessoires, crises caractérielles, états maniaques (et
ceci sans sombrer dans la criminalité que j’ai évoquée, mais souvent au bord
de celle-ci), il n’est pas rare que la possibilité même de penser se trouve
menacée sous l’emprise d’une telle passion chez une mère. Elle prend alors
son sens sorcier, à moins que ce ne soit celui d’une guerre ethnique, où l’on
sait que les plus féroces sont celles qui impliquent les plus petites
différences, celles qu’on se livre à soi-même par l’intermédiaire du plus
proche (les procès de mères infanticides en sont la preuve).
Ce drame est néanmoins aussi une chance d’élaborer la
destructivité passionnelle qui sous-tend tout lien, pour en faire un lien possible à l’autre. Et c’est à
cette chance inhérente à la
passion maternelle que je voudrais consacrer le temps qui me reste, plutôt
qu’aux catastrophes identitaires criminelles déjà évoquées, car ce destin
liant de la passion maternelle conditionne le destin de notre espèce.
Car un certain détachement-dépassionnement se produit dans la plupart des
cas, qui confère à l’amour maternel sa
force d’étayage psychique et vital. Puisque la plupart des mères ne
sont pas en analyse, il faut bien admettre que quelque chose, dans la
structure même de l’expérience maternelle, bénéficiant à son tour d’un étayage
optimal dans la diversité des structures familiales connues par Homo sapiens, et que nous sommes
aujourd’hui en train de bouleverser, favorise ce métabolisme de la passion en dépassionnement. Je vous
propose de considérer trois facteurs internes à la passion maternelle
elle-même : la place du père, le temps et l’apprentissage du langage.
Je ne m’arrêterai pas au rôle essentiel du père ou de son représentant, qui
induit une réappropriation de la structure œdipienne triangulaire, telle que
la mère puisse refaire, réparer ou analyser son propre Œdipe, après que la
petite fille qu’elle a été l’eut raté, toujours plus ou moins. Ce
versant a été abordé par la plupart des analystes qui se sont intéressés à la
maternité. Je dirai quelques mots du
langage et du temps dans
la passion maternelle.
II. A. On ne dit pas assez que l’apprentissage du langage par l’enfant est un
réapprentissage du langage par la mère. Dans l’identification projective de
la mère et de l’enfant, la génitrice habite la bouche, les poumons, le tube
digestif de son rejeton, et, en accompagnant les écholalies, le conduit au
signes, aux phrases, aux récits : infans
devient un enfant, un sujet parlant. Ce faisant, chaque mère accomplit
à sa façon la recherche proustienne du « temps perdu » : c’est en
parlant la langue de son enfant qu’une femme remédie pas à pas à la
« non congruence» (comme disent les cognitivistes), à l’abîme qui
sépare affect et cognition, et dont se plaint sans fin l’hystérique.
II. B. Quant à la temporalité, toujours
référée dans la philosophie occidentale au temps de la mort, qui hante aussi l’expérience de
la maternité, elle se trouve cependant dominée chez la mère par une autre
césure : celle du commencement.
Bien sûr, les deux parents réalisent que la conception et l’accouchement sont
des actes principiels, initiaux, mais la mère l’éprouve plus fortement, de
par l’implication du corps propre. Pour elle, ce nouveau commencement qu’est
la naissance n’est pas seulement une conjuration de la mort. Les philosophes
nous apprennent que la logique de la liberté ne réside pas dans une
transgression, comme on pouvait facilement le penser, mais précisément dans
la capacité de commencer. Winnicott lui-même suggérait que le bébé n’entame
sa sortie de l’utérus pour naître que quand il est suffisamment libre de ses
mouvements, quand il a atteint un certain achèvement biopsychologique,
une certaine autonomie : commencement et autonomie serait, pour ce
psychanalyste, l’envers et l’endroit d’un même état. Le temps de la mère est confronté à
cette ouverture, à ce commencement - ou à ces commencements au pluriel,
lorsqu’elle met au monde plusieurs enfants, ou lorsqu’elle devient grand-mère
avec ses petits enfants. L’éphémère de la vie que nous donnons éveille sans
doute souci et angoisse, mais ces derniers se laissent recouvrir par
l’émerveillement devant l’éphémère comme recommencement. J’appelle cette
expérience maternelle de la temporalité, qui n’est ni l’instant ni
l’irrémédiable écoulement du temps (lequel préoccupe l’homme, plus facilement
obsessionnel que ne l’est une femme), la durée à force de recommencements. Etre libre, c’est
avoir le courage de recommencer : telle est la philosophie de la maternité.
Elation phallique ? Déni de la mort ? Horizon paranoïaque ? Ces dérives sont sous-jacentes
à la passion maternelle. Il n’en reste pas moins que la temporalité de la
passion maternelle peut avoir aussi une valeur analytique de détachement vis-à-vis de l’objet unique : d’invitation
à la pluralité des êtres et des liens, et qu’elle peut devenir ainsi source
de dépassionnement et de liberté. On comprend que tout en étant le prototype de la passion humaine, la
passion maternelle est aussi le prototype
de cette déprise de la passion qui permet à l’être parlant de
prendre ses distances vis-à-vis de ses deux bourreaux, qui sont aussi ses
deux supports passionnels : les pulsions et l’objet.
Au risque de scandaliser, je dirai que la « suffisamment bonne
mère» n’aime personne en particulier : sa passion s’est éclipsée en un
dépassionnement, lequel, sans nécessairement devenir monstrueux (ce qui
arrive, mais pas fatalement), s’appelle sérénité. Elle ne cultive pas de lien
exclusif parce qu’elle est ouverte à tous les liens. Colette campe une mère
idéale, la sienne, Sido ; et Sido n’est autre qu’une femme qui refuse de voir
sa fille parce qu’elle lui préfère l’éclosion probable d’un cactus rose. Une
mère « suffisamment bonne » n’aime rien ni personne, sinon l’ « éclosion » :
« L’éclosion possible, l’attente d’une fleur tropicale suspendait tout
et faisait silence même dans son cœur destiné à l’amour». Je traduis :
le cadre d’une passion unique lui paraît restreint, son cadre est celui du
commencement cosmique. Nous sommes aux frontières de la paranoïa interne à la
passion de la maternité. En d’autres termes, et pour paraphraser Freud au
féminin, la « suffisamment bonne mère» pourrait dire : « J’ai
réussi là où la paranoïaque
échoue. » La mère de Colette réussit,
en effet, même si elle ne va pas voir sa fille : elle n’est pas abandonnique,
puisqu’elle lui a transmis sa propre passion pour le langage. (Sido a écrit à
sa fille des lettres superbes : Colette finit par dire que l’écrivain de la
famille, c’est sa mère et non pas « la grande Colette » !) La capacité de
partager la passion par la seule saveur de la langue ne serait-elle pas une
présence plus libre et plus protectrice que le corps à corps d’une mère
gouvernante, auprès de sa fille qui ne cesserait d’en avoir besoin ?
III. J’en arrive ainsi à la capacité sublimatoire de la
passion maternelle. C’est parce qu’elle
nécessite une sublimation continue que la passion maternelle rend possible la
créativité de l’enfant. L’acquisition du langage et de la pensée
par l’enfant dépend de la fonction paternelle tout autant que de l’étayage maternel.
Comment serait-ce possible si les femmes elles-mêmes étaient inaptes à la
sublimation, comme Freud l’a insinué ? Le fondateur de la psychanalyse
a imprudemment avancé cette excommunication peut-être au regard de
l’excitabilité hystérique, rebelle à la symbolisation. En revanche, et
contrairement à l’hystérie, la passion maternelle opère une transformation de
la libido telle que la sexualisation est différée par le courant tendre,
tandis que l’exaltation narcissique avec son envers mélancolique, et jusqu’à
la « folie maternelle » elle-même assortie de son indestructible emprise,
cèdent devant ce que j’appellerai un cycle
sublimatoire où la mère se pose en se différenciant avec le
nouveau-né.
Freud avait observé un tel cycle sublimatoire dans l’émission et la réception
du mot d’esprit. (rappelé
par Jean-Louis Baldacci à un récent colloque de la SPP sur la sublimation.) En
effet, l’auteur du mot d’esprit neutralise ses affects en communiquant sa
pensée apparente : il se met en retrait de ses pulsions et de sa pensée
latente, il n’investit que la réaction du destinataire ; enfin,
le plaisir du conteur est redoublé lorsque le destinataire comprend le
sens caché du mot d’esprit, fût-il un piège ! Ce cycle sublimatoire est
comparable à ce qui se passe dans l’échange de signifiants entre mère et
enfant : émission de « signifiants énigmatiques » préverbaux ou verbaux
; retrait pulsionnel de la mère attentive à la seule réaction de l’enfant ; «
prime d’incitation » ou encouragement donnés à la réponse de l’enfant : elle
n’investit pas son propre message, mais seulement la réponse de l’enfant ;
enfin, de cette circulation la mère obtient en retour une jouissance encore
plus grande, à la suite de la réponse de l’enfant qu’elle magnifie et
encourage.
Vous le voyez, ce cycle sublimatoire n’est pas dépourvu d’une perversité
sublimatoire dans le comportement et la parole maternelle : puisque la mère diffère son emprise immédiate
sur l’enfant pour mieux jouir de cette déprise
du corps même, en passant par le rôle de détentrice du sens dont
pourtant l’enfant doit s’emparer pour qu’il y ait « mot
d’esprit »! Sacrée mère! C’est ainsi qu’elle sublime sa passion
ambivalente, et permet à l’enfant de créer une langue propre, sa langue à lui
: ce qui équivaut à choisir une langue étrangère à celle de la mère, voire
une langue étrangère tout court.
Ceux qui prétendent que la passion maternelle manque d’humour se trompent: si
les mères peuvent transformer leur emprise sur l’enfant en cycle
sublimatoire ressemblant à celui du mot d’esprit, et favorisant ainsi
le plaisir de penser, elles donnent raison à Hegel qui soutenait que les
femmes sont l’« éternelle ironie de la communauté ».
Pour le dire autrement, par le dépassionnement progressif et/ou par son
aptitude à la sublimation, la mère permet à l’enfant d’intérioriser et de
représenter non pas la mère
(« rien ne peut représenter l’objet maternel », écrit André Green), mais l’absence de la mère: si et seulement
si elle laisse l’enfant libre de s’approprier la pensée maternelle en la
recréant dans sa façon à lui de penser-représenter. La «suffisamment
bonne mère» serait celle qui sait s’absenter pour céder la place au plaisir, pour l’enfant, de la penser.
Une sorte de matricide symbolique
s’opère ainsi, par l’acquisition du langage et de la pensée par l’enfant qui
n’a plus - ou qui a moins besoin de jouir du corps de la mère, que du plaisir
à penser, d’abord avec elle, ensuite pour lui-même, à sa place. A condition
que la mère participe à son propre
matricide symbolique : ce qui suppose que non seulement elle
ait dépassionné son lien à sa mère à elle, ainsi que son déni narcissique de
l’être autre ; mais que son message à son enfant ne soit pas
celui d’une emprise, mais un mot d’esprit. C’est seulement si le dépassionnement
est en cours dans la passion maternelle, que la sublimation se porte du corps-à-corps entre objets pâtissant, à la
pensée entre deux sujets, et favorise ainsi le développement de
la pensée de l’enfant. La passion maternelle n’est pas une sorcellerie puisqu’elle
est capable de se transformer en mot d’esprit. Et de transmettre, avec l’ADN,
les clés de la culture. L’ordre symbolique n’est pas que paternel, il est
paternel et maternel : il inclut la bisexualité et la dimension des
sensations et des affects.
La passion maternelle nous est apparue clivée
entre l’emprise et la sublimation. Ce clivage lui fait courir le risque
permanent de la folie, mais ce risque recèle aussi une chance perpétuelle de
culture. Les mythes religieux ont tissé leur toile autour de ce clivage. La
femme est un « trou » (c’est le sens du mot « femme », aujourd’hui
« femelle », nekeva
en hébreux), et une reine
dans la Bible
; la Vierge
est un « trou » dans la trinité chrétienne père/fils/saint-esprit et une reine de l’église. Par ces
constructions imaginaires, les religions s’adressaient au clivage maternel :
en le reconnaissant, elles le perpétuaient tout en l’équilibrant. Une
sorte de perlaboration de la folie maternelle en résultait, qui rendait
possible l’existence d’une humanité pourvue d’un appareil psychique complexe,
capable de vie intérieure et de créativité dans le monde extérieur.
Au contraire, à braquer tous les projecteurs sur la biologie et le social,
mais aussi sur la liberté sexuelle et la parité, ou encore, en psychanalyse,
sur la seule « rêverie maternelle » qui crée l’ « espace
transitionnel », nous sommes la première civilisation qui manque de discours sur la complexité de la
vocation maternelle. Je rêve que 150 ans après la naissance de
Freud, l’approche psychanalytique de la difficulté d’être mère puisse
sortir du cadre des échanges entre spécialistes pour stimuler les mères et
tous ceux qui les accompagnent (gynécologues, obstétriciens, sages-femmes,
psychologues, analystes, et jusqu’aux médias qui gèrent ce nouveau pouvoir
qu’est l’opinion), à affiner notre connaissance de cette passion grosse de
folie et de sublimité. Ça manque cruellement, pour être mère aujourd’hui.
L’avenir de la sécularisation, si elle en a un, dépend de la capacité d’une
femme à devenir une « suffisamment bonne mère », à condition que la
psychanalyse puisse l’accompagner dans cette tâche, à travers et avec
l’insoutenable complexité de son destin passionnel.
Julia Kristeva
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