Héritier d’une
riche tradition, Kubin annonce les grands mouvements artistiques du
XXe siècle. Solitaire, inquiétant et pessimiste, Kubin ne se réfère
pourtant à aucun courant ni à aucune école. Son œuvre brille d’un
éclat noir et sans tain, comme les coulisses de l’enfer. Un enfer
qui, pour ce grand lecteur de Schopenhauer, est sur terre.
Les grands
artistes sont les cartographes de contrées d’autant plus
mystérieuses qu’elles nous semblent familières, à portée de main.
Pourtant, elles ne sont explorées que par eux seuls. Pour cette
raison le vulgaire prétend que ces contrées, faciles à visiter,
n’existent pas. Il suffit d’ouvrir les yeux chaque jour et de
s’ouvrir au monde. On catalogue généralement les authentiques
artistes comme des originaux, des individus étranges.
Leurs œuvres sont
souvent considérées comme des fantasmagories décoratives, des
rêveries sans danger, alors qu’elles relatent des voyages qui n’ont
rien à voir avec des excursions low-cost. L’artiste paye cet aller
au prix fort. Il n’y a pas de retour.
Avec l’exposition
rétrospective que le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (MAMVP)
consacre au dessinateur et écrivain Alfred Kubin (1877-1959) nous
nous sentons bien sûr un peu voyeur. Cette exploration a des allures
de voyage organisé. En retrouvant notre propre ontologie, nous
pouvons aborder cette œuvre qui n’a rien d’anodin. C’est alors un
voyage fascinant et terrible que nous entreprenons.
Un voyage dans un
pays grotesque où le jour est un crépuscule éternel, où la lumière
est rare et semble percer comme au travers d’un brouillard qui ne se
lèvera jamais, un pays indéfini, infini, un territoire de marécages
et de landes râpées, de plaines stériles, de tertres monstrueux,
peuplé de corps sans âme, aveugles et guerriers, d’adorateurs
débiles et de divinités flasques. Une danse macabre dans un pays
pourtant silencieux. Mais ce n’est pas le territoire de la quiétude.
Ce silence, c’est celui qui plane dans l’instant qui succède au
drame. Ou qui lui précède. Ce silence indifférent, c’est celui qui
étouffe la mort. C’est pourquoi nous nous hâtons de parler dès que
notre destin nous rappelle qui nous sommes, au cas où nous l’aurions
oublié. Plus que la mort, le suaire de silence qui la recouvre nous
épouvante.
« Comment
étais-je arrivé à faire de pareilles choses, se demande Kubin dans
son autobiographie. Je crois surtout avoir montré suffisamment
clairement qu’au fond, c’était une seule et même force qui m’avait
poussé, dans mon enfance, vers le rêve et plus tard, dans les
frasques stupides puis dans la maladie et finalement vers l’art ».
Impossible
d’expliquer la fascination qu’exerce cette œuvre et qui, en son
temps, fascina les plus grands artistes comme Kandinsky ou Klee.
« En général, toutes mes créatures déchues, mes ivrognes, mes
prostituées et mes mendiants dérivent d’un petit nombre de types
originels ayant impressionné mon âme d’enfant », expliquait Kubin.
Cette référence à
l’enfance est une indication qu’il faut se garder de trop
« interpréter ». L’œuvre de Kubin vient au monde en même temps que
la psychanalyse. Pourtant, Kubin est formel et, sans pour autant
balayer la psychanalyse, il la remet à sa place et estime qu’« on ne
peut pas pénétrer ainsi le mystère lui-même ». Qu’est-ce que la
psychanalyse, « cette maladie qui se prend pour un remède », dixit
Karl Kraus (de mémoire), peut-elle nous apprendre sur nous-mêmes que
nous ne sachions déjà - pour peu que l’on s’en donne la peine
(peine, mot à prendre dans sa pleine acception).
« Je suis la
plupart du temps plongé dans une sorte de rêve réel », explique
Kubin. Qu’est-ce qu’un rêve réel ? Qu’est-ce que cette chose
ambiguë ? Toute l’œuvre de Kubin est marquée du sceau de cette
ambiguïté. Voyons les titres de ses œuvres. Ils sont simples :
Choléra, La Maladie, La Guerre,
Le Tombeau, etc. Mais Kubin n’est pas Daumier. Ces
dessins ne sont pas des vignettes, il ne dresse pas une typologie.
Il se confronte à l’âme. Un combat singulier.
Cette ambiguïté,
nous en soupçonnons les raisons. Une des plus troublantes tient à la
technique de Kubin. Ou plutôt au matériau. Kubin dessinait à l’encre
de Chine avec la précision d’un graveur, voire d’un photographe, cet
art naissant qu’il n’appréciait guère. Son trait est fin et précis.
Au départ de sa carrière, il a environ vingt-cinq ans, il dessine au
dos de vieux plans cadastraux que son père lui donne.
De l’autre côté
du rigoureux plan cadastral, les images d’un monde à demi oublié. Un
inconscient qui surnage et dont la représentation imagée surgit
soudain comme une vision. Comme un instantané volé. Kubin est un
véritable inspiré.
Les visions que
Kubin a rapportées de cet « autre côté » - c’est aussi le nom de son
seul roman - nous rappelle que nous ne sommes rien. Tellement peu
qu’il est légitime de nous demander si nous observons ces œuvres
accrochées au MAM ou si ce sont elles qui nous observent.
Le pays de Kubin,
ce pays « à moitié oublié », n’est jamais joyeux. Mais il est
humoristique. Un humour noir, s’entend. Alfred Kubin s’intéresse
moyennement aux petites turpitudes humaines. Il voit les choses en
grand. Se penche avec distance sur l’homme. Mais ce n’est pas du
Grand Guignol. Ce n’est pas sanglant, mais macabre. Le sang est déjà
noir chez Kubin.
Kubin c’est
« l’héritage romantique du songe » et « la soumission aux forces de
l’inconscient », nous dit l’exposition. L’héritage c’est évidemment
Dürer et Cranach, Brueghel et Goya. C’est aussi, plus immédiatement,
Rops et Redon, Munch et Ensor. Et surtout Klinger qu’un ami lui fait
découvrir alors qu’il est en plein désarroi. Kubin rassemble cet
héritage et annonce le siècle qui vient, l’expressionnisme (on songe
parfois à Grosz), les surréalistes, bien sûr. Son écho raisonne
jusque dans l’œuvre d’un Topor dont l’œuvre est tout aussi
inexplicable. Kubin, dessinateur panique ?
On ne réussira
jamais à dompter Kubin. Son œuvre entière représente l’inquiétude.
L’inquiétude ou le contraire de la tranquillité. |