L’enfant et la mort       ( Emmanuel de BECKER )          

 

 

A.  Introduction

 

Nous allons aborder la question de la relation à l’enfant atteint de maladie mortelle.  La question de la vie et de la mort étant centrale à toute vocation médicale, il est incontournable de rappeler certains aspects liés à toute fin de vie comme : que comprend l’enfant de la mort ?  A partir de quel âge faut-il parler ouvertement d’une maladie à pronostic vital ?  Quelles sont ses réactions face à l’annonce d’une maladie mortelle ?  Comment l’entourage familial peut-il être soutenu et impliqué dans l’accompagnement de l’enfant concerné ? …

La médicalisation de la vie et de la mort a remplacé la socialisation des différents événements de vie.  L’hôpital , ainsi que toutes les institutions sanitaires sont aujourd’hui le lieu d’accueil du mourant (70% environ de la population s’y éteint en Europe).  En conséquence, il est devenu classique que les équipes soignantes se voient confier de façon manifeste ou latente, une demande de soutien de la famille.  On observe ainsi dans tous les pays à haut développement médical et technologique, un déplacement de la mort, du groupe familial aux structures de soins.

Mais avant d’évoquer la pratique et les applications cliniques, rappelons-nous quelques éléments de la notion de mort chez l’enfant.

 

 

B.  Au plan sociologique et historique

 

Le rapport de l’enfant à la mort peut s’envisager selon deux axes :  la mort de l’enfant lui-même, puis la présentation de la mort à l’enfant concerné.

Alors que notre société et nos mentalités évoluent dans le sens d’une libération de la parole, de multiples possibilités d’interpellations, de plus grands dialogues entre jeunes et aînés, la mort reste un domaine peu parlé, sujet tabou par excellence.  Et pourtant, la mort est bien présente, même si la technologie et les progrès médicaux reculent cette inévitable échéance.

 

Au niveau familial, jadis le groupe se comportait comme une auto-organisation qui, face au chaos créé par la perte d’un de ses membres, accédait par l’intermédiaire de certains rites à la modification temporaire de ses frontières pour se restructurer de façon conservatrice.  La perte pouvait donc être extériorisée du groupe, soit projetée aux générations suivantes, soit encore concentrée sur un membre désigné par la famille.  Ces fonctionnements, qui n’étaient pas toujours positifs, permettaient au groupe de survivre.  Aujourd’hui, la faiblesse des « opérateurs sociaux » conduit à « psychologiser » le travail de deuil alors qu’auparavant, le détachement progressif de l’être aimé suivait un chemin balisé et accompagné par des proches non spécialisés.

Plusieurs facteurs sont à l’origine des types contemporains de deuils familiaux post-traumatiques.  Des facteurs historiques, tout d’abord, tel que l’éloignement de la mort qui entraîne une exacerbation de l’angoisse lorsqu’elle survient, rappelons qu’auparavant la mort de l’enfant était loin d’être rare ; des facteurs sociologiques ensuit,e dûs au fait que la société se veut préventive des maux qui la menacent et qui, quand cette prévention fait défaut, conduit le groupe social à une impuissance difficilement supportable ; des facteurs psychologiques enfin, marqués entre autres par l’augmentation des fonctionnements limites de la personnalité.  L’ensemble de ces facteurs conduisent à expliquer, en partie, les situations de dépendance à l’objet et la difficulté à s’en séparer en cas de décès.  Rappelons enfin que le groupe familial, soumis à un processus de deuil, suit un schéma classique de réorganisation des systèmes de communication ainsi que des règles de fonctionnement interne avec redistribution des rôles et adaptation à une nouvelle réalité.  Remarquons que la langue anglaise pose une distinction que le français ne reconnaît pas.  En effet, en anglais, il existe un distinguo entre bereaved (être en deuil) et grieved (ressentir l’affliction propre au deuil).  Il existe dans les groupes familiaux un « deuilleur désigné » qui est l’objet des projections de tristesse, de désespoir familial, mais qui, en même temps, contrecarre l’expression du chagrin par les autres.  Pensons à ces images de ces veuves éplorées vêtues de noir toute leur vie et qui sont fixées à ce statut de « deuilleur désigné ».  Et parfois c’est justement l’absence de « deuilleur désigné » qui provoque souffrances individuelle et collective.  Et les situations se complexifient quand il s’agit d’enfants morts-nés, de bébés « interrompus » ou gravement handicapés …  Retenons aussi qu’un deuil dans une famille est l’objet fréquent mais rarement manifeste d’une demande d’aide car ce deuil reste souvent caché, lointain et indéracinable.  C’est là qu’on trouve, par exemple, l’intérêt de réaliser un génogramme avec le groupe familial.  On découvre alors que certains morts « sautent les générations » et qu’une maladie héréditaire sert de moyen d’identification à ces « fantômes ».  Quand le deuil est indicible, les symptômes se font plus visibles.  Le groupe familial peut constituer le dernier « rempart protecteur » des individus ou constituer une « crypte » dont rien ne peut sortir.  La culpabilité peut aussi être au premier plan, lancinante, isolant l’endeuillé qui reste fixé dans une dépression.

 

Philippe Ariès voyait dans la mort une grande cérémonie publique, que le défunt présidait, réunissant autour d’elle l’ensemble du groupe socio-familial.  Aujourd’hui, la mort s’éloigne de plus en plus, elle recule loin dans le temps, l’enfant en est écarté comme l’indique, par exemple, les manuels scolaires qui n’évoquent pratiquement plus la présence de la mort.  Si, dans les manuels du début du vingtième siècle, la mort intervenait régulièrement dans les livres d’apprentissage de lecture, aujourd’hui, les livres scolaires sont « aseptisés », les enseignants n’abordant plus ce thème ; les enfants sont isolés face aux multiples et répétées images de la mort sur les écrans.  Dans une société où l’image est à ce point prépondérante, la mort est devenue un spectacle, une fiction (d’autant que les morts, cela concerne les autres !) ; l’image prend le pas sur le texte et le discours et son excès contrecarre l’accès à la symbolisation.

 

Que penser de ces jeux vidéos, de ces séries télévisées où l’on tue, où l’on meurt, … sans que l’enfant n’entende de considérations sur le prix de la vie et l’impact de la mort ?  Il est vrai que l’adulte continue à s’entourer de multiples défenses devant la mort, qu’il la redoute, au point parfois de la nier.  Alors, quand l’adulte est confronté à la disparition prochaine d’un enfant, le côté inacceptable face au mythe de la totale innocence de l’enfant rend la mort injuste et par conséquent indicible.

Soulignons que, si l’espérance de vie s’est considérablement allongée en quelques décennies, c’est essentiellement la fréquence des morts d’enfants (en bas-âge) qui a été drastiquement réduite.  L’histoire de nos civilisations a montré combien l’enfant mourrait jeune, alors qu’aujourd’hui ce fait est difficilement concevable ; ainsi, la mort de l’enfant apparaît non seulement comme une injustice grave, mais comme un échec que l’on doit taire.

 

Il est donc intéressant de constater un double mouvement où d’une part l’enfant est de moins en moins confronté à la mort réelle, et d’autre part on lui présente une mort « fiction » dont on peut se relever sans difficulté.

Dans cette évolution de mentalité sociétale, on peut se demander comment l’enfant va acquérir le sens et la notion de la mort.

 

 

C.  Sur le plan psychologique

 

Les travaux de Freud ont permis de comprendre la réaction à la perte comme le modèle d’une « dépression normale » due au travail de détachement progressif de l’être aimé.  Le deuil s’inscrit dans la durée, indispensable et incompressible, mais il dépend aussi de la personnalité.  Ainsi, des personnalités narcissiques ont tendance à rechercher des objets de substitution du défunt plutôt que de laisser le vide les envahir.  Rappelons aussi que les travaux de Mélanie Klein, centrés sur le jeune enfant, ont insisté sur la nécessaire sortie de la période du narcissisme primaire, marquée par un prototype de dépression caractérisé par l’ambivalence et la culpabilité, ceci afin de permettre l’intériorisation des imagos parentaux.  Ces imagos constituent des instances internes de « bons parents », garants d’une estime de soi solide.  Ce deuil originaire (ou ce deuil narcissique selon les auteurs) permet à l’enfant d’échapper à la toute-puissance à laquelle le conduisait précédemment la croyance en une relation fusionnelle éternelle avec sa mère.  La possibilité d’investir d’autres objets sera ainsi constamment remise à l’épreuve à chaque perte.  Ainsi le travail de deuil n’est-il pas inauguré lors de la première perte réelle vécue par un enfant, mais fait l’objet d’un processus continuel de « défusion » du tout premier groupe, à savoir la dyade mère-bébé.

 

L’évolution du concept de mort s’organise autour de deux points essentiels qui sont la perception de l’absence et l’intégration de la permanence de cette absence.  Et donc dans cette perspective, la mort doit se concevoir comme un terme définitif à l’existence.  La mort comprend donc un vécu d’anéantissement de soi et/ou de l’autre, en intégrant les réactions à la perte et à la séparation.

Mais comment l’enfant peut-il accéder à une connaissance et à une conscience de ce qui est imperceptible, à la limite impensable ?  En effet, il s’agit d’introduire à cette place une représentation, un concept de « non-être ».  Envisageons tout d’abord les aspects cognitifs de l’intégration du concept de mort chez l’enfant. Les auteurs qui se sont penchés sur la question ont distingué plusieurs stades dans cette acquisition.

On peut résumer les travaux en y repérant quatre grands temps :

  • Le premier est celui d’une incompréhension totale ; en fait, le jeune enfant fait preuve d’une complète indifférence.  Il couvrirait les deux premières années de la vie.  Quand l’enfant est confronté à la mort à cet âge, on constate une réaction similaire à celles qui surviennent après une absence ou une séparation.  Ces réactions dureraient peu, sauf en cas de traumatismes ou de séparations répétés.  Le très jeune enfant n’aurait pas de représentation consciente objectivable.
  • Le second temps correspond à une perception mythique de la mort, à une notion abstraite ; la mort est ici appréhendée comme l’envers du réel.  Dans cette acception, la mort correspond à la fin de la vie (disparaître) ; mais elle est également perçue comme provisoire ou temporaire, voire réversible.  Ambivalent, l’enfant reconnaît la mort tout en la niant dans ses répercussions.  Cette deuxième étape concernerait les enfants jusqu’à six ans.  Durant cette période, les deux états, que sont la vie et la mort, ne sont pas contradictoires, ils ne s’opposent pas.  Il s’agit de deux manières d’être différentes, ni menaçantes, ni opposées, puisque réversibles.
  • L’évolution se poursuit, par le troisième temps, jusqu’à neuf-dix ans ; l’enfant connaît une phase concrète, celle d’un réaliste infantile, de la personnification.  Elle correspond à la maîtrise de la permanence de l’objet et se traduit par des représentations concrètes et parlées : squelette, cadavre, spectre, cimetière, …  A cet âge, la personne meurt mais reste représentable dans le temps et l’espace.  L’enfant dira « que le mort ne peut ni bouger, ni parler, ni respirer. » ou « le mort est absent, parti, malade, qu’il vit d’une autre manière… ».

Entre quatre et dix ans, plusieurs grandes modifications de cette notion de mort vont intervenir et se succéder, permettant de diviser cette phase en plusieurs sous-périodes.  Tout d’abord, le passage d’une référence individuelle (« la mort qui me concerne moi »), à la mort d’une autre personne en particulier, puis à une référence universelle (« tous les humains sont des mortels »), ensuite, le passage du temporaire et réversible à l’irréversible et au définitif.  Ici, l’enfant est confronté à l’acceptation réaliste de la destinée humaine, qui l’amène à redouter la mort de l’objet aimé, et non plus simplement son absence temporaire …

Enfin, on constate la modification du sens moral attaché à la mort.  La mort, au départ régulièrement envisagée comme punition ou vengeance, devient un processus naturel, « simple élément » d’un cycle de vie biologique.

  • Enfin, l’enfant entre dans le quatrième temps, qui, d’une certaine façon, redevient abstraite ; vers dix-onze ans, l’enfant « aux portes » de l’adolescence, connaît l’angoisse existentielle, qui sous-tend l’accès à la symbolisation de la mort et à la maîtrise de ce concept.  Il redoute alors la perte réelle et envisage l’issue de sa propre destinée.  L’enfant, pré-adolescent, est confronté à la reviviscence des angoisses antérieures, pour intégrer une pensée « adulte » de la mort avec ses corollaires philosophique, métaphysique, religieux, psychosociologique et éthique.

 

D’autres facteurs, de la lignée affective et relationnelle interviennent et connotent la cognition de la mort, en y apportant un vécu spécifique.  Ainsi, par exemple, la manière dont l’entourage parle à l’enfant de la mort, l’éventuelle expérience personnelle qu’il peut en avoir à travers le décès d’un proche, vont modifier la perception de l’enfant.  Soulignons également que l’enfant, au plan imaginaire, utilise de multiples représentations pour tenter de figurer la mort et ses conséquences.  L’illustration du fantôme indique bien cet « entre-deux », cette « aire transitionnelle » ou se côtoient le « déjà mort » et le « encore vivant ».  Ferrari prend le fantôme comme une sorte d’ « objet transitionnel » mortel, utilisé par l’enfant dans sa relation à la mort.  De même, la fascination de l’enfant pour le squelette humain constitue une tentative pour maîtriser l’horreur qu’inspire le cadavre … une tentative pour arrêter la décomposition.

Quand bien même la société fait tout pour que l’enfant soit le moins possible confronté à la mort, la fantasmagorie que celui-ci lie à la condition humaine, et donc à l’issue fatale avec ses diverses représentations, maintient la question centrale et incontournable.

 

Si très jeune, l’enfant n’appréhende pas la mort, il connaît déjà l’absence.  Au début de l’existence, la vie et la mort prennent chez l’enfant la figure de la présence et de l’absence, de la disparition et de la réapparition et de leur symbolisation à travers le jeu et le langage.  Et donc, durant plusieurs années, le couple conceptuel « mort / vivant » n’est nullement porteur d’aucune antinomie.  Il s’agit en fait de deux modes d’être, ni contradictoires, ni opposés ; mourir est donc alors une autre manière de vivre et les morts sont donc une catégorie bien spéciale d’individus au destin particulier.  La plupart des auteurs s’accordent sur le constat que c’est entre cinq et dix ans que se met en place, de façon progressive, dans le psychisme de l’enfant, le concept de mort.  C’est aussi progressivement que chacun des signifiants « vivant » et « mort » s’enrichit de connotations variées et diverses.  Ainsi, celui qui est « vivant » est la personne qui bouge, qui se déplace (beaucoup d’enfants estimeront que la mer est vivante !), qu’elle est capable d’accomplir des gestes, et qu’elle est dotée d’attributs corporels.  Quant à l’individu « mort », celui-ci est associé aux notions d’immobilité, d’insensibilité…, l’enfant dira : « quand on est mort, on ne peut plus voir, plus sentir, plus bouger … ».

 

Structurons alors certains caractères dans l’évolution du sens de la mort chez l’enfant :

  • Le caractère d’irréversibilité de la mort ne semble acquis généralement que vers sept à huit ans.  En effet, auparavant, la mort n’est que l’envers du réel.
  • Le caractère d’irrévocabilité de la mort est lui aussi l’objet d’un long cheminement.  Pour l’enfant jeune, la mort est avant tout un accident ; elle est violente, brutale, subite.  Elle peut être liée au meurtre, au désir de mort, et à sa culpabilité.  D’une certaine façon, est mortel, qui l’on peut tuer.  Progressivement, la mort apparaît chez l’enfant dans sa dimension de nécessité interne, de loi inscrite dans l’ordre biologique et vital, comme nécessaire moment d’un inexorable déroulement temporel.  La mort est alors liée à la vieillesse.
  • Le caractère d’inexorabilité, qui renvoie à la perception d’une nécessaire mortalité, est dépendante d’une bonne intégration de la sexualité et d’une maîtrise de l’idée de reproduction.  Colette Chiland considère qu’à la possibilité d’assumer chez l’enfant sa propre origine, correspond la possibilité d’assumer sa propre fin et réciproquement.
  • Vient ensuite le caractère d’universalité de la mort : le processus qui n’épargne personne, ainsi que l’idée de décomposition et de dégradation corporelle sont probablement les notions les plus difficiles à intégrer dans l’univers conceptuel de l’enfant.  En effet, la mort individuelle garde toujours quelque chose d’impensable.

 

L’enfant perçoit assez vite que le seul savoir sur la mort n’est guère que le savoir d’un « non-savoir ».  Freud pensait qu’il n’existait pas, dans notre inconscient, de représentation de la mort ; ainsi, comme l’homme primitif, notre inconscient ne croit pas à la possibilité de sa mort et se considère donc comme immortel ; ce que nous appelons notre « inconscient », c’est-à-dire les couches les plus profondes de notre être, celles qui se composent d’instincts, ne connaissent en général rien de négatif, ignorent la négation, et par conséquent, la mort à laquelle nous ne pouvons attribuer qu’un contenu négatif ; la croyance à la mort ne trouve donc aucun point d’appui dans nos instincts.

 

Rappelons que l’évolution du concept de mort est soumis à l’influence de multiples facteurs dont la manière dont l’entourage présente la mort à l’enfant, l’expérience personnelle que l’enfant peut faire de la mort ; il dépend aussi du travail de deuil auquel peut être confronté un enfant.  Ainsi, Anna Freud rapportait le cas d’un enfant de quatre ans et demi, qui, apprenant la mort de son père lors d’un bombardement, avait pu dire : « Mon père a été tué, il ne reviendra plus ».  Ainsi cet enfant, sous la pression brutale de la réalité, avait acquis, à quatre ans et demi, cette notion d’irréversibilité que d’autres acquièrent beaucoup plus tard.

 

Qu’en est-il de la place de la mort dans l’imaginaire de l’enfant ?

La relation de l’enfant à la mort ne se réduit pas à la seule maturation du concept de mort.  Si la mort en tant que telle n’a pas de raison d’être dans l’inconscient humain, les représentations de la mort occupent une place importante dans la vie imaginaire de l’enfant.  Certaines représentations sont donc utilisées pour tenter de maîtriser l’angoisse qui s’attache à l’idée de la mort.  La représentation fantomatique vise une sorte de tentative d’apprivoisement de la mort ; le fantôme permet de dépasser le clivage entre le vivant et le mort, entre l’animé et l’inanimé.  Le fantôme participe encore de la vie et pourtant il est déjà mort.  La notion d’irréversibilité de la mort, son caractère définitif étant une des choses les plus difficiles à concevoir pour l’enfant (et d’ailleurs pas seulement pour lui), celui-ci, durant longtemps, adoptera vis-à-vis de ce problème une attitude ambiguë, fluctuante, voire apparemment contradictoire.  Cette position mouvante, changeante, qui n’est pas qu’un simple déni, mais plutôt une sorte de va-et-vient entre le vivant et le mort, est matérialisée par l’existence de fantasmes dans lesquels entrent en jeu les fantômes et tout leur monde.  Ainsi, pour l’enfant, le fantôme est à la fois ce personnage porteur de la mort, porteur d’un vécu et d’un savoir sur elle.  Mais il en est en même temps, la négation, puisque par son retour il en conteste l’irréversibilité.  Son corps, venu de l’au-delà côtoyer le champ des vivants, conteste la décomposition corporelle.  L’acceptation de la réalité de la mort est une tâche sans fin ; nul être vivant ne parvient à se libérer complètement de la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du vivant et de celle du mort.  L’enfant utilise cette aire intermédiaire d’expérience qu’est l’aire fantomatique pour tenter de soulager cette tension.

La représentation du squelette humain est également souvent utilisé par l’enfant dans sa vie imaginaire, en vue d’aménager ses rapports à la mort.  L’intérêt, voire la fascination qu’exerce sur certains enfants la représentation anatomique constitue pour eux une tentative de maîtrise de l’horreur qu’inspire le cadavre et ses altérations corporelles.  Il tente ainsi d’arrêter la décomposition pour faire que quelque chose de ce qui meurt puisse subsister à la vue et au regard.  La représentation du squelette est utilisée par l’enfant dans une perspective défensive de déni, d’une possible destruction corporelle due à la mort.

 

Dans le registre de la psychopathologie, la mort peut prendre chez l’enfant des formes diverses.  Elle peut, par exemple, évoquer un retour à une relation duelle, avec une mère toute puissante, dans certaines psychoses.  Ici la mort est alors fantasmée comme un retour fusionnel à la mère, dans une sorte de relation mutuellement « vampirisante », qui implique un retour au « même », à « l’identique ».

Dans d’autres cas, chez l’enfant psychotique, la mort peut apparaître comme un moyen, une manœuvre défensive pour échapper aux angoisses et aux fantasmes primitifs d’anéantissement et de destruction.  La mort est alors fantasmée comme un moyen de ne pas perdre son intégrité, comme une manière d’aller « respirer » un autre monde, d’aller « vivre ailleurs et autrement ».

 

 

D.  La notion de deuil chez l’enfant

 

Le deuil désigne à la fois l’état de celui qui a perdu un être très investi affectivement, et l’ensemble des modifications psychodynamiques à travers lesquelles le sujet va devoir se réadapter à une réalité irrémédiablement changée. Ce deuxième aspect est communément appelé « travail du deuil ».

La plupart des cliniciens distinguent le deuil « normal » du deuil « entravé » ou encore « pathologique ».  Confronté à la perte d’un être cher, l’enfant connaît d’abord une phase de détresse et de dépression, suivie d’une phase d’adaptation et d’acceptation de la réalité et de la perte.  Ce double mouvement de reconnaissance de la réalité de la perte, de désinvestissement de l’objet perdu, d’acceptation des affects pénibles et d’intériorisation renforcée de cet objet perdu, nécessite pour se produire chez l’enfant, trois éléments :

·        Une soumission au principe de réalité, qui implique une différenciation et une certaine stabilité de la représentation de soi et de reconnaissance de l’autonomie de l’objet, en même temps qu’une possibilité de constitution d’une image intériorisée et stable de cet objet.

·        L’accessibilité de l’enfant à la réalité de la mort, perçue comme perte irréversible, même si cette notion d’irréversibilité est incomplète.

·        Un certain dépassement dans l’ambivalence des relations objectales qui caractérisent la phase anale du développement libidinal.

 

Le deuil est un processus habituellement long et difficile pour l’enfant, mais un processus dont le bon déroulement est essentiel pour le maintien d’une santé psychique.  Certains mécanismes peuvent venir entraver ce déroulement, comme le déni, la persistance d’une idéalisation de l’objet perdu, le blocage des affects normaux qui accompagnent le deuil.

 

 

E.  Comment l’enfant réagit-il quand il est confronté à sa propre mort ?

 

L’enfant atteint d’une maladie létale a souvent une conscience de l’imminence de sa mort, et lorsque la possibilité lui en est donnée, il parle volontiers et avec un certain réalisme de celle-ci, ainsi que de ses craintes à son sujet.

Le silence, le secret systématiquement gardé sur la maladie de l’enfant par son entourage, l’évitement de toute question posée par lui à ce propos constituent des mécanismes défensifs, visant à annuler la maladie ou à en dénier la gravité.  Le non-dit autour de la maladie grave induit chez l’enfant des attitudes de retrait et de mutisme qui contribuent à accroître son isolement et son vécu abandonnique.  Permettre à l’enfant de parler de sa maladie et éventuellement s’il le souhaite de son issue, ainsi qu’apporter certaines réponses aux questions qu’il se pose (donc rétablir avec lui le contact) apporte à l’enfant un soulagement certain.  S’il y a lieu d’éviter une révélation brutale, il ne semble pas aisé de systématiser ce qui peut lui être dit de son état.  L’important est d’analyser rigoureusement la situation en tenant compte notamment de la demande de l’enfant, de son âge, de la nature et de l’intensité de ses angoisses et de la qualité du soutien familial.  La plupart du temps, l’élaboration par l’enfant de sa propre mort s’accompagne de l’évocation des effets de celle-ci sur son entourage et sa famille.  L’angoisse de la mort est toujours présente chez les enfants.  Elle est liée en partie à l’idée de la disparition, de l’inconnu, de l’au-delà, à l’impossibilité également de pouvoir contrôler le moment de sa mort.  Le plus angoissant est constitué par la menace que l’enfant sent peser sur son statut narcissique.  Il se sent menacé dans son intégrité et il ressent une crainte d’exclusion, d’abandon, de perte d’amour de la part de l’entourage.  L’angoisse de la mort est donc avant tout angoisse d’abandon et peur de la solitude.  Précisons que ces craintes abandonniques ne sont pas toujours purement imaginaires étant donné que certains adultes qui ont pu s’occuper de l’enfant, effectuent parfois un véritable deuil anticipé et commencent alors à se détacher de lui avant sa disparition réelle.

A l’approche de la mort, on peut observer chez l’enfant des attitudes de refus, de négation quant à la gravité de la maladie et à la possibilité de l’issue fatale.  Ces défenses ont leur utilité car elles permettent d’atténuer l’angoisse liée à la perspective de la mort, mais elles peuvent aussi confiner l’enfant dans sa solitude et l’isolement.  D’autres réactions peuvent parfois s’observer comme l’agressivité envers l’entourage familial que l’enfant perçoit comme épargné par le mal qui l’atteint lui ou envers le monde soignant qu’il idéalisait.  En effet, par pensée magique, ils attribuent aux professionnels, un pouvoir que la réalité balaye pour laisser place aux sentiments de déception et de trahison. .  La progression de la maladie s’accompagne généralement chez l’enfant d’une profonde dépression, habituellement silencieuse, dépression à respecter car elle prépare à la perte des objets aimés.  La présence physique auprès de l’enfant qui va mourir est capitale car il éprouve le besoin de sentir celle-ci jusqu’à la fin ; il convient alors de partager avec lui ce moment de l’agonie et du « passage » malgré l’angoisse de ses possibles effets déstructurants.

 

 

F.  A quel(s) signe(s) devons-nous être attentifs ?

 

L’expérience de la maladie grave renvoie l’enfant à des mouvements psychoaffectifs divers :

  • La régression accompagne presque toujours toute maladie, et certainement quand celle-ci est grave ; il s’agit d’un retour à une relation de soins corporels, de dépendance, qui rappelle le lien au nourrisson.

La maladie grave renforce ce lien de dépendance et de protection entre l’enfant et les adultes qui l’ont sous sa protection.  Certainement les parents, l’entourage familial, les amis, et également tout le corps médical et soignant.  Ce lien de dépendance est naturel et normal chez l’enfant.

  • La souffrance qui peut être rattachée à un vécu de punition, à un sentiment de faute ; la culpabilité infiltre fréquemment le vécu de l’enfant malade, d’autant quand celui-ci se souvient des conseils que son entourage lui distillait (« tu as pris froid parce que tu n’étais pas assez couvert, tu dois faire davantage attention,… tu as encore oublié ton manteau et puis voilà maintenant tu tousses, … »).  Soulignons que cette culpabilité trouve aussi son origine dans la vie fantasmatique de l’enfant.
  • L’atteinte du schéma corporel – ou plutôt l’atteinte du sentiment de soi qui dépend de la gravité, de la durée et de la nature de la maladie.

 

Un enfant n’est pas un autre et il est vrai que certains facteurs vont influer son état moral et sa capacité à faire face à la situation.  Des caractéristiques personnelles comme le tempérament, les compétences individuelles, la motivation, la capacité d’adaptation propre, sont autant de paramètres qui vont intervenir.  Des facteurs socio-écologiques comme la qualité de l’environnement psycho-familial, le support social, les capacités d’adaptation des membres de la famille, les « résonances » au sein du groupe familial, … interviennent tout autant.

 

Globalement, l’enfant peut aménager des défenses que l’on peut répartir en trois registres :

  • L’opposition.  L’enfant refuse la limitation imposée par la maladie et/ou par les soins.  Ce rejet peut être massif avec agitation, colère, impulsivité, ou plus modulée, sous forme d’un déni de difficultés.  Ce déni s’accompagne alors d’attitudes de prestance ou de provocations parfois dangereuses.
  • La soumission et l’inhibition.  Ce registre est toujours lié au sentiment d’une perte d’une intégrité corporelle, mais également de la « puissance phallique ».  La maladie s’accompagne alors d’un vécu dépressif où interviennent diversement la blessure narcissique, souvent sous le couvert de la honte envers le corps, et le sentiment de culpabilité.  L’inhibition est soit physique, marquée par la passivité, l’acceptation de la dépendance ; soit psychique, avec une inhibition intellectuelle dont la traduction la plus immédiate est l’incapacité à comprendre la maladie.  Cette inhibition conduit également au refus de tout nouvel apprentissage (scolaire entre autres).
  • La sublimation et la collaboration.  Ce sont les mécanismes défensifs de « dégagement pulsionnel » les plus positifs.  Il peut s’agir d’une identification positive à un parent éventuellement atteint d’une même affection.  Quand cela est envisageable, il y a lieu d’encourager et de maintenir la plus grande autonomie possible pour l’enfant.

 


 

 

G.  Comment faire face à la mort d’un enfant ?

 

G.1.  Avec l’enfant lui même

Si, à l’évidence il peut difficilement « penser sa mort » quand il est très jeune, les entretiens cliniques avec l’enfant confronté à une maladie à pronostic vital montre que ce dernier a, d’habitude, une conscience beaucoup plus développée de l’enjeu vital que ne le croit l’entourage.  L’enfant paraît ainsi capable, même jeune, de pressentir sa mort, parfois sur un mode qu’il ne peut formuler.  Dans certains cas, l’enfant se met à refuser des soins acceptés jusque là sans opposition, ou à demander à rentrer à domicile.  Dans d’autres cas, l’enfant peut verbaliser ses craintes ou ses interrogations, surtout s’il a le sentiment que l’entourage des adultes peut accepter ses interpellations.  En effet, l’enfant peut percevoir avec acuité le malaise des adultes qui l’entourent, qu’il soit professionnel ou familier.  Classiquement, peu après l’annonce de la maladie grave, le problème de la vérité ou du secret se pose.  Différentes études récentes ont montré que le silence, le secret gardé en maintenant l’enfant dans l’ignorance, ne doivent plus être de mise car l’enfant « pressent » ou perçoit la gravité du pronostic.  En revanche, un exposé froid et rationnalisé du pronostic relève plus souvent d’une position défensive de la part du médecin.  La seule attitude valable pour le soignant est de se « laisser porter » par les questions de l’enfant, de ne pas les éluder, d’y donner des réponses simples et directes.  Raimbault précise que « quand l’enfant a la possibilité de s’exprimer librement avec un adulte, il aborde sans gêne le sujet de la mort ».  Dans la grande majorité des cas, passé le stade des manifestations anxieuses initiales et des craintes de souffrance, si la douleur est médicalement contrôlée, l’enfant réagit souvent par une période de régression, puis d’adaptation apparente.  La capacité des soignants à être à l’écoute de l’enfant, l’accompagnement par les professionnels de la Santé Mentale, la présence d’un entourage familial solide, constituent des facteurs essentiels de la « capacité à faire face ».

 

G.2.  Avec l’entourage familial

Bowlby a décrit trois phases qui se succèdent après l’annonce d’une maladie grave voire à pronostic fatal.

·        Une phase d’engourdissement.  Les parents sont abasourdis ; pour eux plus rien ne paraît réel.  C’est l’incompréhensible, l’impossible, l’impensable qui leur tombe dessus.  Cette phase dure quelques jours.

·        Succède une phase d’incrédulité, accompagnée de tentatives pour transformer le dénouement ; c’est la révolte, les parents refusent le diagnostic et peuvent entreprendre différentes démarches auprès d’autres spécialistes.  La colère alterne avec l’activisme.  Ces accès d’activités peuvent parfois être bénéfiques dans le cadre d’une participation aux soins, mais elle prend d’habitude un caractère compulsif dont la fonction semble plutôt de colmater sa propre angoisse que d’aider réellement aux soins et à l’accompagnement de l’enfant.

·        Vient enfin une phase de désorganisation et (dans les meilleures évolutions) de réorganisation ; le caractère favorable ou défavorable de l’évolution dépend beaucoup de la qualité des relations entre les deux parents.  Un travail de deuil doit être effectué par chacun des parents, aidé en cela par l’autre.  Mais, quand existe des conflits dans le couple, la menace d’une désagrégation familiale est très grande face à ces difficultés majeures.

 

Un aspect très important consiste à tenir compte de l’entourage direct de l’enfant.  En effet, la fratrie est également concernée, réagissant soit par des manifestations symptomatiques (anxiété, phobie, dépression...), soit par une sorte de réaction de sagesse et d’hypermaturité mais dont le prix risque de se payer ultérieurement, en particulier à l’adolescence.

L’acceptation du diagnostic, des limites thérapeutiques, la perception du bien-être de l’enfant et de ses besoins malgré la maladie, sont peu à peu intégrés par les parents.

Ces périodes ont une durée variable, certaines familles restant d’ailleurs fixées à un palier.

 

G.3.  Et les soignants ?

Malgré les progrès scientifiques, l’échéance fatale demeure parfois l’origine d’attitudes particulières.  En effet, la mort d’un enfant est particulièrement difficilement tolérable.  Le soignant peut alors devenir soudain distant, inaccessible, alors qu’il paraissait jusque là proche, préoccupé et actif dans l’accompagnement de l’enfant.  Dans d’autres cas, toute aggravation est niée, vient masquer l’angoisse, comme si tout allait bien.  Dans la mesure du possible, les soignants qui traitent l’enfant doivent être présents auprès de lui , même si l’impuissance fait vivre un sentiment de culpabilité.  Et Ginette Rimbault de souligne : « Même quand un pédiatre ne peut plus appliquer le traitement médical, il peut aider l’enfant en suivant les conseils que celui-ci donne lui-même en ne brisant pas leur lien, en écoutant ses questions sur la vie et la mort et en y répondant.  Si, au contraire, il rompait ses relations avec l’enfant et cessait tout échange avec lui, il le laisserait angoissé dans une solitude prématurée préfigurant la mort. ».

Concernant l’accompagnement d’un enfant mourant, les équipes de soins palliatifs recommandent une « planification » sur mesure, impliquant proches et équipe de soins et respectant les besoins de l’enfant : besoin de sécurité, besoin de soutien en reconnaissant ses peurs et les accompagnant, besoin d’informations dans un langage simple, clair et attentionné, besoin de respect de son intimité quelque soit son état physique et lui rappelant sa dignité quand il pense la perdre, besoin d’appartenance en continuant d’avoir des activités avec ses proches quand cela est possible, besoin de se réaliser en lui proposant des objectifs cohérents à ses difficultés, besoin de se retirer enfin en sachant expliquant aux parents qu’un enfant, lorsque la mort approche, commence à se détacher des personnes qu’il aime, pour les aider à supporter ce retrait…

 

    Emmanuel de BECKER, Psychiatre infanto-juvénile – Université Catholique de Louvain

      Service de Psychiatrie infanto-juvénile des Cliniques universitaires Saint-Luc