Le doudou... ou objet transitionnel WINNICOT, à l’origine du terme d’objet transitionnel, considère de façon plus générale « l’espace transitionnel » comme l’espace intermédiaire entre la réalité intérieure de l’enfant et la réalité extérieure. Cet espace, ni tout à fait illusoire, ni tout à fait réel, est le lieu de rencontre entre les deux réalités qui interfèrent l’une avec l’autre et qui font de chacun d’entre nous quelqu’un d’exceptionnel, doté d’une capacité de perception exceptionnelle. En quelque sorte, l’enfant est un petit schizoïde potentiel dont l’espace transitionnel permet de rassembler les deux mondes (intérieur et extérieur) et lui procure ainsi l’unicité du moi ; l’objet transitionnel favorise l’atténuation de la dissociation entre le dedans et le dehors. Le phénomène transitionnel dans son ensemble comprend non seulement l’objet transitionnel en tant que tel, mais également toute activité buccale, les sons émis par l’enfant, gazouillis, bruits anaux, etc.… (cf. « De la pédiatrie à la psychanalyse » de Winnicot). L’objet transitionnel vit dans l’espace transitionnel, il y tient une place essentielle, nous le connaissons tous sous le nom de « doudou ». Qui d’entre nous ne s’est pas retrouvé impuissant devant une crise, qui n’est pas sans évoquer celle de l’hystérie, du petit enfant dont le doudou a été oublié ou perdu, et ce, d’autant plus s’il se trouve en phase d’endormissement ? Il ne s’agit pas là d’un simple caprice. En effet, le doudou n’est pas un simple jouet parmi tant d’autres, il est chargé d’une multitude de significations et remplit plusieurs rôles nécessaires à la construction du moi de l’enfant.
Le
nourrisson, issu d’un lieu confortable et douillet, où le sentiment
de frustration ne faisait pas partie de son quotidien, va devoir
faire face dès sa naissance à un monde pour lequel il n’est pas
préparé : celui de la réalité. Il n’est pas de transition entre les
deux.
De la
même façon, le nourrisson qui ne retrouve le bien être total tel
qu’il l’a connu au cours de sa vie intra-utérine, qu’au moment où il
prend le sein, (ce sein avec lequel il ne fait qu’un, ce sein qui
lui appartient et qui pourtant lui échappe épisodiquement), puisque
rien ne lui permet de vivre ce manque dans la douceur et la
progression, va se créer son propre espace transitionnel, dont
l’objet transitionnel tient le premier rôle. Il s’agit de se donner
les moyens de passer d’un temps où l’enfant avait et était le tout,
à une alternance entre l’avoir et l’être absolus et le sentiment de
manque par une voie de transition en évitant la douleur excessive. La mère « suffisamment bonne » évoquée par WINNICOT est celle qui s’adapte aux besoins de l’enfant. Parfois, il y a déséquilibre entre ce que l’enfant demande et ce que la mère perçoit de cette demande, entre ce que l’enfant demande et ce que la mère a la possibilité de donner ou entre ce que la mère donne et ce que l’enfant en perçoit. L’harmonie entre les deux ne va pas toujours de soi. De même, certains enfants n’ont pas recours à l’utilisation de l’objet transitionnel, parce qu’il y a une déformation de la perception, la mère étant elle-même perçue comme l’objet transitionnel ou lorsqu’il y a une carence affective trop importante, entraînant un affaiblissement de la vie affective de l’enfant. Ainsi, on a pu constater que si la mère s’absente trop longtemps, c’est à dire une durée supérieure à la capacité pour le nourrisson d’en avoir le souvenir, l’objet transitionnel est désinvesti. L’objet transitionnel favorise dans sa fonction le dépassement du mécanisme de clivage, parce qu’il permet, au sein de l’espace transitionnel, de faire cohabiter illusion/présence du sein en tant qu’objet qui lui revient et réalité ou désillusion/absence du sein de façon interactive, et plus seulement de façon clivée. En d’autres termes, l’objet transitionnel permet d’intégrer la notion d’ambivalence, d’être ou d’avoir « à la fois les deux », « les deux » étant des couples d’opposés (présence/absence, amour/haine), mais tous les deux en activité dans un même temps et un même lieu. L’enfant considérera peu à peu sa mère non plus comme deux entités distinctes (bonne ou mauvaise), mais comme une personne ambivalente, à la fois bonne et mauvaise, qui lui inspire des sentiments ambivalents. Une fois que l’enfant intègre la mère en tant que personne, l’objet transitionnel n’est plus seulement objet/sein, ni objet/moi, mais aussi objet tiers, en ce sens où il tient aussi sa part d’identité au père, puisqu’en tant que tiers, s’il a toujours été objet de lien fusionnel avec la mère, il est désormais aussi objet de séparation entre les deux, (au même titre que le nom du père), dès lors que l’enfant est capable de percevoir les objets comme différents de lui, dès lors que la réalité (il n’est pas « le tout ») le touche. On peut en déduire que l’objet transitionnel a un rôle d’aide à l’acceptation de la frustration, il en est un outil, comme peut l’être le fantasme qui procède lui aussi à un apaisement de l’angoisse dû à l’illusion. Mais au même titre que le fantasme, l’objet transitionnel devrait avoir un rôle d’étayage favorable au développement, c’est à dire nécessaire un temps seulement, celui de la construction d’une cohérence narcissique du moi. Dans le meilleur des cas, le sujet enfant va s’intéresser à une quantité de plus en plus importante d’objets, délaissant le premier comme seul objet d’investissement narcissique et érotique, il s’ouvre sur le monde extérieur progressivement, son aptitude à symboliser grandissant avec lui, ses intérêts vont devenir multiples et sa façon d’exprimer ses affects aussi. Ce n’est cependant pas toujours le cas. En effet, on peut voir chez certains adultes la persistance au recours à l’objet transitionnel (souvent celui de l’enfance), nécessaire en période d’angoisse, de solitude ou de dépression, essentiellement à l’heure du coucher, voie de régression par excellence.
On
pourrait aller plus loin en considérant comme objets transitionnels
les gris-gris, les objets de superstition qui n’ont d’autres buts
que d’apaiser l’angoisse de l’inconnu, et de donner l’illusion
d’être en sécurité parce que pas seul, en possédant de façon
symbolique l’autre formant ainsi un tout. Il s’agit simplement d’un
déplacement de l’investissement libidinal par rapport à l’objet
initial. Mais il s’agit surtout d’éviter de supporter un total
processus d’individuation pour lequel le sujet ne se sent pas assez
fort. Il n’y a qu’un pas à franchir pour qualifier de façon plus
générale tout ce qui relève de la croyance comme étant une partie
d’un espace transitionnel, se nourrissant à la fois de la douceur de
l’illusion (FREUD lui-même emploiera la métaphore de l’illusion pour
désigner la religion) et la rudesse de la réalité, aménageant à la
réalité un espace d’illusion qui l’aseptise et réservant dans un
même temps une place dans sa réalité intérieure à la réalité
extérieure impossible à nier, et ternissant quelque peu le champ
illusoire. Ainsi, la religion peut être investie de façon passagère et intense par celui qui a besoin que lui soit proposé un espace lui permettant de se laisser porter par l’illusion (la certitude d’une vie post-terrestre par exemple sans pour autant en avoir la preuve c’est à dire que ce qui pourrait être une hypothèse se transforme par nécessité en certitude), sans cependant perdre de vue une réalité (sans la dénier) qui est la disparition de l’être aimé. De façon moins tragique, il en va de même pour toute activité créatrice permettant de lutter contre l’angoisse, toutes formes artistiques, passe-temps ou passions confondus. On parle alors de sublimation. On ne décrit l’espace transitionnel à proprement parler en psychanalyse que dans le cadre de l’évolution infantile, mais on peut aisément en retrouver des traces dans la vie adulte, lorsqu’il s’agit d’éviter la dépression, d’apaiser l’angoisse, de surmonter le deuil. La maturité étant alors supposée, on parlera dans certains cas de pathologie, (dépendance excessive à l’objet par exemple), à la différence de l’enfant chez qui il s’agit d’un processus normal. Toute la différence entre pathologie névrotique et présence de symptômes seulement (c’est à dire un évitement de la pathologie), réside dans l’aspect transitoire (ou non ) des signes (suite à une période difficile à vivre par exemple), et dans quelle mesure ils sont gênants dans la vie du sujet.
L’objet transitionnel dans sa fonction essentielle normale permet
donc le dépassement de la dépendance totale, dans la mesure où son
rôle évolue avec l’évolution biologique et psychologique de
l’enfant. Pendant que celui-ci traverse les différents stades de son
développement, l’objet est investi de sentiments divers, il est à la
fois chargé de la libido narcissique et de la libido objectale,
c’est à dire qu’il représente à la fois lui-même et l’autre (la
mère), à la fois le « dedans » et le « dehors ». Ainsi, et bien que le sujet soit débattu par ses différents auteurs, l’expérience clinique a montré qu’une certaine attitude fétichiste précoce de l’enfant pouvait se retrouver dans le fétichisme adulte. Mais dans tous les cas, lorsqu’il y a un rapport entre les deux, il ne s’agit pas chez l’enfant d’une libido investie de façon narcissique dans l’objet transitionnel, mais plutôt comme le précise R.J.STOLLER d’une « excitation liée à cet objet », voire « une décharge de pulsions sexuelles ». Il y a donc là une déformation du rôle apaisant de l’objet. L’objet a été érotisé au-delà de ce qu’il représente en tant qu’objet partiel, il est avant tout objet d’assouvissement sexuel. Sa fonction apaisante est reléguée en second plan. On peut difficilement ne pas prendre en compte le rapprochement possible ou probable entre la période où l’objet transitionnel fait office de phallus (imaginé) de la mère au cours de certains développements infantiles, et l’attitude de déni ou de désaveu de la castration féminine chez le fétichiste dont l’objet fétiche est substitut du phallus de la femme.
Ce qui
pourrait paraître une évidence est cependant sujet à polémique. En
effet, dans son ouvrage « comment Freud inventa le fétichisme…et
réinventa la psychanalyse », Henry REY-FLAUD ne reconnaît pas le
rapprochement entre les deux et dissocie même totalement les deux
attitudes. Il convient dans un premier temps de reconsidérer en
quelques mots le fétichisme dans ce qu’il a de différent par rapport
à la névrose, pour mieux appréhender son rapport supposé avec
l’objet transitionnel, qui relève lui, dans sa fonction première à
priori plus de symptômes névrotiques que pervers. Ainsi, l’auteur
indique que « l’élection du fétiche (pervers adulte) intervient sur
un fond de regret éprouvé par le sujet à l’égard du membre jadis
vénéré de la mère. Il ne s’agit pas du seul regret à l’endroit du
pénis tant désiré (car il s’agirait là d’une névrose), mais d’une
impossibilité de faire le deuil de la perte subie », à savoir la
castration. Pour H.REY-FLAUD, objet transitionnel et fétichisme n’ont aucun rapport commun, si ce n’est qu’ils sont tous deux substituts d’une hallucination, (sein pour le premier et pénis pour l’autre), mais si l’objet transitionnel est « substitut métaphorique de cet objet » (l’objet perdu), le fétiche « intervient dans un processus métonymique », parce qu’il se substitue au phallus de la mère mais sans sentiment de perte, se suffisant à lui-même.
Si
l’établissement de cette différence semble légitime, il ne paraît
cependant pas tenir compte de tous les éléments communs à
considérer. Le débat reste ouvert. On pourrait considérer cependant
que si l’objet transitionnel n’est pas objet fétiche au sens pervers
adulte tel qu’on le définit au départ, il ne peut le devenir dans
une certaine mesure qu’à partir du moment où le sujet envisage la
différence des sexes. Ce serait une sorte de prémisse d’objet
fétiche dans sa fonction de substitut phallique, qui, s’il est
investi puissamment de façon érotique, peut avoir un certain rapport
avec le fétichisme adulte. Prémisse seulement, parce qu’il ne peut y
avoir de comparaison équitable entre les deux qu’à partir du moment
où le sujet est capable de jouir sexuellement grâce à l’objet
fétiche, c’est à dire que l’objet en question est objet de
dépendance érotique à part entière. Il reste à considérer que la
grande majorité des enfants ont un objet transitionnel, et une
infime minorité d’entre eux seront des adultes fétichistes. L’espace transitionnel n’est donc en aucun cas un simple monde chimérique, mais il a au contraire une réelle valeur symbolique éducative, et l’objet transitionnel en est l’acteur principal. Cet objet n’a finalement que peu d’importance dans sa forme, (bien qu’elle soit significative), c’est ce que l’enfant y projette qui importe : au même titre que l’enfant qui joue durant des heures avec l’emballage du jouet que l’on vient de lui offrir parce que la boite en carton est investie d’une qualité de fonctions fantasmatiques (dans la mesure où son absence de fonction précise laisse libre cours à l’imagination), l’objet transitionnel peut être représenté par tout et n’importe quoi tant qu’il permet de canaliser les affects.
On
peut donc dire en conclusion que le rôle de l’objet transitionnel
est multiple, et que sa présence est signe de « bonne santé ». C’est pourquoi le respect de son espace et de sa personne exige entre autre qu’on ne le lui lave pas sans son consentement quel que soit son état : ce serait ôter à l’enfant son seul pouvoir de contrôle, et enlever à l’objet une part de sa valeur. Accorder à l’enfant d’amener son doudou à l’extérieur notamment pour s’endormir, c’est lui faciliter un peu la vie le temps de lui permettre d’accepter que le monde extérieur n’est pas ce qu’il a fantasmé jusqu’ici, c’est lui permettre de s’aider d’une réalité intérieure faite d’illusion certes, mais crée dans le but d’éviter le traumatisme. Chrystel Benoit |