La condition humaine, 1935

En 1935, René Magritte peint une toile énigmatique. Dans cette toile, il y représente un tableau devant une fenêtre, sur lequel est peint le paysage que l’on voit à la fenêtre. Le tableau de la toile représente ce qui se trouve au delà. On ne repère pas immédiatement ce qu’il s’y passe, il faut un petit moment pour comprendre que devant la fenêtre, il y a un tableau. A vrai dire, c’est le chevalet et le léger empiétement du cadre du tableau sur le rideau qui borde la fenêtre qui nous indiquent que la vue extérieure est cachée. On s’interroge, un moment de perplexité, puis l’œil parle : « Mais, qu’y a-t-il vraiment derrière si l’on pousse le tableau de la toile ? » et de constater que l’on y perd rien, puisque ce qui est derrière est là, sur le tableau représenté..

Mais de nouveau un doute s’immisce : car un tableau ne peut représenter un mouvement en direct, il se pourrait que derrière s’y trouve un « être » en mouvement qui ne saurait y avoir été représenté...

En fait de question de mouvement, l’œil est frustré par la fixité du tableau dans la toile. Et il est pris. Pris dans l’illusion qu’il pourrait y avoir derrière la fixité du tableau un mouvement ; et l’œil se surprend de sa propre cénesthésie à s’élancer sur le coté du tableau pour voir… au-delà. Mais à vouloir pousser ce tableau, c’est dans le leurre que le spectateur s’aliène.

C’est que Magritte a représenté, dans sa toile, un tableau qui prétend y montrer ce qu’il cache. Et le spectateur, saisi par l’impossible et par la pulsion scopique, en oublie que c’est un tableau qu’il regarde.

Cette toile, c’est à la fois un leurre - le tableau de la toile qui prétend présentifier l’absence de la Chose [1]- et un trompe l’œil - lorsque l’œil s’exclame : « mais comment savoir si ce tableau représente ce qu’il cache ? »

Cette toile est aussi un trompe l’œil car s’il est à jamais impossible au spectateur de voir derrière le tableau ; il lui reste néanmoins, en tant que sujet, possible de se questionner et d’imaginer - s’il s’affranchit de la fixité illusoire du symptôme - un au-delà au tableau.

Il faudrait en perspective lacanienne, resituer que ce qu’il en est de l’écoute analytique est du coté du trompe l’œil : qu’en éthique analytique, c’est nécessairement du coté d’un certain rapport au tragique que s’y entendent les choses. En d’autres termes, on se demanderait si la texture de l’analyse n’est pas celle-la même que celle qui tisse le tableau de Magritte, celle d’une mise en représentation et d’une réélaboration de l’expérience fondamentale de la perte originelle : d’une reconnaissance de l’inéluctable présence d’une absence, d’un vide au cœur de la réalité ? A ce titre, l’art du trompe l’œil à la différence du réalisme du leurre, se spécifie de créer en lieu et place du manque de la Chose un rapport au Réel[2] qui n’est pas celui d’une suture symptomatique, mais celui d’une ouverture sublimatoire, c’est à dire celui qui permet que se ré-initie le « procès de la signifiance ». On y entend alors la familiarité qui unit le symptôme et le leurre, l’un et l’autre comme sutures au manque, comme « bouches-trou » au Réel.

C’est dans ce travail de dé-signation qu’engage l’art qu’on peut être amené à saisir que Je ne suis pas Moi, permettant ainsi le passage d’un fonctionnement moïque à celui d’une expérience du sujet, expérience qui présentifie le manque en le voilant/dévoilant.

Citant Jacques Lacan, on lira : « l’œuvre d’art tenterait de retrouver dans le Réel quelque Chose, qui serait à la fois de la production artistique cachée et montrée, et ce en élevant l’objet à la dignité de la Chose ».

 Sur sa toile, Magritte disait : « on peut supposer que derrière le tableau, le spectacle soit différent de ce que l’on voit » et, à un Américain qui lui demandait ce qu’il y avait derrière, il répondit : « il n’y a rien ‘’derrière’’ cette image. Il y a derrière les couleurs du tableau, la toile. Derrière la toile, il y a un mur, derrière le mur, il y a...etc. Les choses visibles cachent toujours d’autres choses visibles. Mais une image visible ne cache rien » et d’ajouter : « je pense que ces façons de comprendre ces tableaux devraient être données comme des exemples d’associations d’idées qui peuvent naître grâce à ces tableaux, mais ces idées ne sont, parmi mille autres possibilités, que le signe d’une activité mentale qui laisse jusqu'à nouvel ordre intact et irréductibles, les images qui les font naître. »

Fouillons alors nos livres pour savoir comment Magritte a nommé sa toile et l’on sourira de l’ironie en découvrant « La condition humaine »...

François Desplechin.

[1] La Chose est un concept lacanien. Dans Lacaniana, Fayard, Paris, 2001, p. 257, M. Safouan la définit comme : « La Chose est le nom donné au non-être », c’est à la comprendre comme une métaphore du vide, du trou, un objet qui manque fondamentalement au sujet ; en quelque sorte, ce qui lui est toujours inconnu, irreprésentable autrement que comme un objet toujours perdu.

[2] Le Réel est défini par M. Safouan (op. cité, p.265) comme : « ce qui de l’être du sujet, ne se laisse pas intégrer par le langage ». Par extension, on dira du Réel, qu’il est ce qui n’est pas symbolisable, l’impossible et l’irreprésentable, ce que l’on ne peut concevoir, ni transmettre de notre expérience au monde.

 

Sommaire Les Arts