Le fonds Henri Matisse au Musée national d'art moderne

Le dossier consacré à Henri Matisse offre un aperçu des principales étapes de son œuvre grâce au fonds exceptionnel que rassemblent les collections du Musée national d'art moderne : 245 pièces, comprenant des dessins, des sculptures, des estampes, des peintures… dont 5 œuvres acquises en 2001, provenant de la succession de Mme Marie Matisse (1914-1999), veuve de Jean Matisse, fils aîné du peintre.



 

L'œuvre d'Henri Matisse  

L'odyssée dans la couleur

En 1951, alors qu'il vient d'achever le dernier grand chantier de sa vie, la chapelle du Rosaire à Vence, Matisse résume en quelques mots près de cinquante ans de travail : « Cette chapelle est pour moi l'aboutissement de toute une vie de travail et la floraison d'un effort énorme, sincère et difficile. »
La longévité de son activité n'a pour équivalent que celle de Picasso, son contemporain, mais à la différence de ce dernier, Matisse a constitué une œuvre qui n'obéit qu'à une seule idée, la recherche d'un équilibre des couleurs et des formes, qu'il parvient à la fin de sa vie à imprimer à la matière, mais comme il y insiste lui-même, non sans effort.

On apprend en effet de Matisse que, du premier tableau qui le fait remarquer en 1904, Luxe, calme et volupté, à la chapelle de Vence, la simplicité, la fraîcheur, l'éclat évident et immédiatement perceptible qui caractérisent son œuvre n'ont pas vu le jour sans une longue méditation.
Pour réconcilier la couleur et le dessin grâce aux gouaches découpées, il lui a fallu recourir alternativement à la sculpture et aux aplats de couleur, c'est-à-dire abstraire la ligne de la couleur et inversement, afin de circonscrire leur puissance respective.
Pour que « art et décoration » ne soient « qu'une seule et même chose », il a interrogé l'architecture et perçu comment la peinture peut la transfigurer.
Enfin, pour que la peinture devienne cet « art d'équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit, pour tout travailleur cérébral, pour l'homme d'affaires aussi bien que pour l'artiste des lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral, quelque chose d'analogue à un bon fauteuil qui le délasse de ses fatigues physiques » comme il le disait dès 1908, Matisse a suivi son intuition originelle en traversant les grands courants coloristes d'un demi-siècle d'histoire de l'art, le divisionnisme, le fauvisme, l'abstraction, sans s'y perdre.
Il lui a fallu aussi beaucoup voyager, en Bretagne, dans le midi, s'ouvrir à l'Orient en se rendant au Maroc, voir l'Amérique et l'Océanie.

Au terme de cette odyssée dans la couleur et au fil de l'arabesque, Matisse est devenu pour les artistes de la génération suivante, aussi bien aux États-Unis qu'en Europe, « l'oasis Matisse » comme le disait André Masson ; pour les peintres de l'abstraction américaine des années cinquante et soixante, de Rothko à Kelly, de Sam Francis à Motherwell ; pour Hantaï et Viallat, en France, dans les années soixante, qui ont puisé dans la fraîcheur de son œuvre leur source d'inspiration.



 

Biographie de l'artiste  

« Regarder toute la vie avec des yeux d'enfants »

Henri Matisse
Cateau-Cambrésis, 1869 - Nice, 1954

Fils d'un marchand de grains, Henri Matisse entreprend tout d'abord des études de droit et exerce la fonction de clerc d'avoué dans un cabinet notarial de Saint-Quentin dans l'Aisne.
À l'occasion d'une convalescence, il commence modestement à dessiner. Cette première expérience le conduit, en 1891, à s'installer à Paris pour apprendre la peinture. Ses professeurs sont le peintre académique Bouguereau, puis Gustave Moreau, plus proche des mouvements d'avant-garde contemporains. Il découvre ensuite l'impressionnisme, Turner, Cézanne, Gauguin, Van Gogh…

En 1904, après sa rencontre avec Signac, théoricien de la méthode divisionniste inaugurée par Seurat, il peint Luxe, calme et volupté. Mais cette toile ne le satisfait pas : «  Mes couleurs dominantes, sensées être soutenues et mises en valeur par les contrastes, étaient en fait dévorées par les contrastes, que je faisais aussi importants que les dominantes. Ceci m'amena à peindre par aplats : ce fut le fauvisme. »

En 1905, Matisse expose au Salon d'Automne un portrait de sa femme, La Femme au chapeau, qui fait scandale. Gertrude Stein raconte : « Les visiteurs pouffaient en regardant la toile, et on essayait de la lacérer. » Cependant, bien que décrié, le peintre sort de l'anonymat et s'impose comme chef de file d'une nouvelle école avant-gardiste.

À partir de cet événement, il ne cesse d'exposer et de vendre ses toiles. En 1909, notamment, le riche collectionneur russe Chtchoukine lui commande deux compositions, La Danse et La Musique. L'aisance matérielle que lui confère son succès lui permet d'effectuer divers voyages, comme ses deux visites au Maroc entre 1912 et 1913, qui enrichissent son œuvre.
Non mobilisé pendant la guerre, Matisse a alors 45 ans, il reste à Collioure, puis s'installe à Nice, où, jusqu'à la fin des années 20, il travaille presque exclusivement sur le thème du corps féminin.

En 1930, la recherche d'une autre lumière et d'un autre espace le conduit à entreprendre un long voyage pour Tahiti. De cette île, il ramène des photographies, des croquis, mais surtout des souvenirs. Ce n'est que bien plus tard qu'il parvient à intégrer l'expérience tahitienne à sa pratique picturale, à travers les gouaches découpées. À partir de 1941 et après une lourde opération chirurgicale, ce nouveau procédé donne naissance à ses ultimes chefs-d'œuvre dont Jazz en 1947, La Tristesse du roi, 1952, ou les projets pour la Chapelle de Vence entre 1948 et 1951.

 



 

Notices d'œuvres  

La plupart de ces textes sont extraits ou rédigés à partir des ouvrages La Collection, Musée national d'art moderne, Ed. du Centre Pompidou, Paris 1987, et La Collection, Acquisitions, 1986-1996, Ed. du Centre Pompidou, Paris, 1996

 



Luxe I, hiver 1907
Huile sur toile
210 x 138 cm
© Succession H. Matisse



Parmi les premières grandes compositions de Matisse, cette toile témoigne d'une préoccupation qui parcourt toute son œuvre, la réconciliation de la tradition et de la modernité. Dans un décor de paysage qui hérite de la peinture impressionniste moderne, les trois baigneuses du Luxe I illustrent sa fidélité au genre académique du nu. L'aspect massif du corps de la femme debout et son expression figée témoignent aussi de l'intérêt du peintre pour les arts primitifs et en particulier l'art africain.

Le thème de l'œuvre, l'Age d'or, thème aussi traditionnel qui évoque l'aube de l'humanité sous le règne d'une harmonie idéale avec la nature s'inspire, comme Luxe, calme et volupté de 1904, de L'Invitation au voyage de Baudelaire (1). Le peintre, qui a illustré plusieurs fois au cours de sa carrière l'œuvre du poète, partage avec lui son attitude ambivalente face à la modernité.

Pour l'élaboration de cette peinture, Matisse utilise un procédé de dessin mis au point à la Renaissance : le poncif. Il s'agit d'une forme de report qui consiste en un carton fixant les formes de l'œuvre future, dont on perfore les contours pour les enduire de fusain et, ainsi, les calquer sur la toile. Les gouaches découpées de la dernière période ne sont peut-être qu'une adaptation de ce procédé du carton.

Quant à la couleur, Matisse s'éloigne ici des styles impressionniste et fauve qu'il a pratiqués auparavant, pour redécouvrir les aplats colorés de son maître Puvis de Chavannes. Partisan d'une peinture décorative, Puvis de Chavannes avait répudié les ombres, les modelés, les brillances de ses compositions, afin de revenir à la simplicité des fresques médiévales. Cette même exigence se retrouve dans Luxe I, inachevé, et plus encore dans la deuxième version aux teintes plus soutenues et plus égales que Matisse réalise l'année suivante.

(1) L'Invitation au voyage, Baudelaire, Les Fleurs du Mal
 



 
Porte-fenêtre à Collioure, 1914
Huile sur toile
116 x 89 cm
© Succession H. Matisse



Avec cette toile peinte à Collioure à l'automne 1914, Matisse propose une image d'un dépouillement radical, confinant à l'abstraction. C'est dans ce sens que l'œuvre a été interprétée lorsqu'elle fut présentée pour la première fois, bien après la mort de l'artiste, lors d'une exposition itinérante aux Etats-Unis en 1966. Toutefois, comme certains éléments l'indiquent, cette peinture reste liée à la représentation, avec toute la sensualité et l'émotion qui s'attachent, chez Matisse, au thème de la fenêtre.

Certains détails sont explicitement figuratifs, comme les stries du volet gauche qui évoquent des fentes. De même, l'oblique du mur, au bas de la toile, réintroduit la tridimensionnalité pour représenter le sol de la chambre. Enfin, des arbres et la grille d'un balcon sont encore visibles, malgré le badigeon noir appliqué lors d'une dernière séance de travail.

À propos d'un tableau de 1916 où le noir domine, Matisse déclare commencer « d'utiliser le noir comme une couleur de lumière et non comme une couleur d'obscurité ». Il semble qu'il s'achemine déjà vers cette découverte du noir comme évocation d'une lumière aveuglante, pénétrant ici l'espace de la fenêtre ouverte.

À la différence des nombreuses autres fenêtres peintes à Collioure depuis 1905, celle-ci ne vise pas l'articulation d'un espace intérieur et d'un paysage. Entre un intérieur éteint et un extérieur encore plus sombre, seuls les bords, les volets ou les limites de l'ouverture sont éclairés. Se confondant avec le rectangle du tableau, cette fenêtre est abordée pour elle-même, comme sujet emblématique de la peinture.
 



 
Le violoniste à la fenêtre, 1918
Huile sur toile
150 x 98 cm
© Succession H. Matisse



Matisse peint cette toile peu après son arrivée à Nice à l'hiver 1917-18, où il s'installe seul pour se consacrer à son art, sa femme et ses trois enfants étant restés à Paris.
Dans la continuité stylistique des œuvres précédentes, il revient au motif de la fenêtre et travaille de nouveau le noir, avec toutefois de nouvelles couleurs plus légères. Quant au sujet de la toile, Matisse renoue aussi avec un thème déjà abordé, la musique.

La musique est très présente dans l'iconographie de l'époque, car elle alimente les réflexions sur la nature de la peinture et son rapport à l'imitation : la musique, en tant qu'art non discursif et non représentatif sert de modèle à la peinture du début du siècle. Mais elle est aussi particulièrement chère à Matisse, puisqu'il joue lui-même du violon quotidiennement. À cet égard, on peut interpréter Le Violoniste à la fenêtre comme un autoportrait. L'artiste joue pour une fenêtre qui représente pour lui la peinture.

Reprenant la figure du violoniste de La Musique, l'un des deux panneaux décoratifs commandés en 1909 par le collectionneur russe Chtchoukine, Matisse, à la manière des artistes médiévaux qui se représentaient dans un coin de leurs tableaux, suggère ici un autoportrait déguisé comme ce sera fréquemment le cas dans son œuvre.
 



 
Deux danseurs, 1937-38
Crayon, papiers gouachés, découpés, punaisés et collés sur carton
80 x 64 cm
© Succession H. Matisse



Matisse a déjà souvent traité du thème de la danse, par exemple à travers le thème de l'Age d'or (voir la première notice) ou avec l'un des panneaux commandés par Chtchoukine en 1909 (1), quand il se voit proposé en 1937 la réalisation du rideau de ballet pour Rouge et Noir ou Etrange farandole par Léonide Massine. Cette œuvre en est une étude préparatoire.

Pour mener à bien ce projet, il utilise une méthode mise au point entre 1930 et 1933 pour trois panneaux destinés au château du docteur Barnes à Merion, Pennsylvanie. Il s'agissait d'une fresque monumentale, également sur le thème de la danse, dans laquelle Matisse avait cherché à exprimer le dynamisme des corps en mouvement. Dans le cadre de cette recherche, il avait eu recours à des papiers colorés qu'il découpait et épinglait sur sa toile, afin d'ajuster les formes de sa composition et de simuler des modifications.

Il procède ici de la même manière, en utilisant de petits morceaux de papiers découpés qu'il ajoute ou retranche, successivement, comme s'il s'agissait de touches de peinture, pour obtenir les formes souhaitées.
En élaborant ce qui n'est encore qu'une méthode de travail, Matisse met en place le vocabulaire pictural qui renouvellera bientôt son œuvre, les gouaches découpées.

(1) La Danse, 1909, Musée de l'Hermitage, Saint-Pétersbourg  
 



 
Liseuse sur fond noir, 1939
Huile sur toile
92 x 73,5 cm
© Succession H. Matisse



Composé à Paris durant l'été 1939, ce tableau rassemble en un espace homogène des éléments issus d'univers différents. Des motifs tirés de l'espace réel - la jeune femme, les feuillets sur la table, le bouquet de marguerites et de scabieuses violettes - se mêlent à des éléments déjà constitués en image comme celle du miroir ou le dessin de nu accroché au mur, esquisse que Matisse a sans doute réalisée pour l'occasion, d'après le même modèle.

De même que dans d'autres œuvres, par exemple Le Peintre dans son atelier (1), 1916, où il se représente de dos face à son modèle et au tableau en train de se faire, il construit un jeu complexe de répétitions et de reflets. Mais, à la différence de cette autre toile où la métaphore de la peinture est évoquée par l'encadrement de la fenêtre, le processsus de création picturale apparaît ici grâce au miroir et au reflet du modèle, placé par le peintre entre la représentation de la jeune femme et son corps schématisé par le dessin.

Ces éléments sont réunis par l'ajustement des divers cadres et rectangles, les courbes du corps féminin et des fleurs assouplissant leur rigueur géométrique. Mais, surtout, ils sont synthétisés par le fond de couleur noir qui, loin d'apparaître comme un rideau occlusif, procure au tableau sa profondeur de champ et son mystère.
 



 

 
 Jazz, Le Clown, Planche I, 1943
Papiers gouachés, découpés et
collés sur papier marouflé sur toile,
67,2 x 50,7 cm
© Succession H. Matisse
 Jazz, Le Lagon, Planche XVIII,
autour de 1944

Papiers gouachés, découpés et
collés sur papier marouflé sur toile,
43,6 x 67,1 cm
© Succession H. Matisse
 

Ces deux collages appartiennent à la maquette du livre Jazz, publié par Matisse en 1947 en collaboration avec l'éditeur d'origine grecque, Tériade. La nature de ce travail, qui rassemble des planches colorées et des pages d'écriture, est rétrospectivement définie par Matisse à la fin de l'ouvrage :
« Ces images aux timbres vifs et violents sont venues de cristallisations de souvenirs du cirque, de contes populaires ou de voyages. J'ai fait ces pages d'écriture pour apaiser les réactions simultanées de mes improvisations chromatiques et rythmées, pages formant comme un « fond sonore » qui les porte, les entoure et protège ainsi leurs particularités. »

Le Clown et Le Lagon, placés respectivement en page de garde et à la fin de l'ouvrage (Jazz comporte en tout vingt planches), relèvent en fait de deux étapes différentes.
Le Clown, une des premières illustrations réalisées, peut-être même avant que le projet ne soit véritablement fixé, est encore proche, par ses découpages saccadés, de travaux antérieurs comme les Deux Danseurs (1), dont on retrouve le motif du corps aérien, en suspension. Cette planche est sans doute à l'origine du thème primitif du livre qui s'intitulait Le Cirque. En effet, les nombreuses figures appartenant à cet univers, Monsieur Loyal (Planche III), Le Cauchemar de l'éléphant blanc (Planche IV) ou encore L'Avaleur de sabres (Planche XIII), devaient initialement en constituer la teneur.

Mais, au fur et à mesure de l'avancement de ses travaux, Matisse voit ressurgir les souvenirs de son voyage à Tahiti de 1930. Par exemple, il introduit des formes végétales exotiques dans ses scènes de cirque, comme dans Les Codomas (Planche XI) qui rend hommage à des trapézistes célèbres au début du siècle. Le mouvement de la découpe est de plus en plus continu, la lumière violente des feux de la rampe devient plus douce et diurne.
Les trois dernières planches, consacrées au thème du lagon, expliquent le changement de titre de l'ouvrage au profit de Jazz qui ne décrit plus son contenu thématique, mais évoque plutôt l'improvisation et la vitalité qui ont présidé à son élaboration.
De plus, le mot « Jazz » est graphiquement intéressant pour Matisse qui déclare en 1945 à Aragon : « Je sais maintenant ce que c'est qu'un J. » Car l'ouvrage contient aussi des textes qu'il rédige lui-même et recopie au pinceau, noir sur blanc, la calligraphie contre-balançant les planches colorées, constituant des sortes d'aphorismes « qu'on lira ou qu'on ne lira pas, mais qu'on verra… Comme une espèce d'emballage à mes couleurs », selon le témoignage de l'artiste.

(1) Deux Danseurs, 1937-38:
 

 



 

 
 Chasuble, 1950-52
Projet de maquette
Papiers gouachés, découpés, collés sur papier marouflé sur toile
126 x 197,5 cm
145,3 x 205,2 cm
© Succession H. Matisse
   Vitrail bleu pâle
Seconde maquette pour les vitraux de la Chapelle du Rosaire à Vence
Vence-Nice,
décembre 1948-janvier 1949
Papiers gouachés et découpés, collés sur papier kraft, puis sur papier blanc, marouflé sur toile

(ensemble de 14 panneaux)
© Succession H. Matisse


Grâce à la Sœur Jacques-Marie, qui est son infirmière à partir de 1941 jusqu'à son entrée au couvent et qui l'introduit auprès de sa congrégation, Henri Matisse crée l'aménagement de la Chapelle du Rosaire (Alpes-maritimes) destinée aux sœurs dominicaines de Vence.
L'ensemble est conçu comme une recherche d'équilibre entre les couleurs et la ligne, au sein d'une architecture entièrement blanchie à la chaux, qui symbolise la réunion de toutes les couleurs mais rappelle aussi l'habitat méditerranéen traditionnel.
Le toit bleu et blanc du clocher, les vitraux sobrement colorés, réalisés à partir de gouaches découpées, sont contrebalancés par les lignes noires du clocher et des trois fresques intérieures sur fond blanc, représentant le Chemin de croix, une Vierge à l'enfant et un Saint-Dominique.

Les pièces présentées ici font partie du programme décoratif de la chapelle auquel Matisse consacre exclusivement son travail entre 1948 et 1951.

Les dessins des fresques réalisés sur céramique ont été tracés très rapidement, en quelques heures chacun, mais après de longues séances d'études et d'entraînement, « comme une prière qu'on redit de mieux en mieux ».
Les vitraux « qui vont du sol jusqu'au plafond et qui expriment, dans des formes voisines, une idée de feuillage toujours de même origine venant d'un arbre caractéristique de la région », ont nécessité trois maquettes successives.
Après un premier essai autour du thème de la Jérusalem céleste que Matisse juge trop austère, la seconde maquette multicolore néglige les impératifs de la structure métallique qui soutient les vitraux.
Dans le modèle définitif, réalisé en quelques mois sur le thème de l'arbre de vie, les couleurs sont finalement réduites à un jaune translucide, un bleu outre-mer et un vert bouteille transparents.
La simplicité recherchée, visant « à donner, avec une surface très limitée, l'idée d'immensité », répond au sentiment religieux et suscite « l'allègement d'esprit » que Matisse souhaitait favoriser chez les visiteurs de la chapelle.

Pour cette œuvre qui participe au renouveau de l'art sacré, Matisse a collaboré avec le frère Rayssiguier qui en a conçu les plans avec l'architecte Auguste Perret, et le père Couturier, commanditaire du couvent des Tourettes réalisé par Le Corbusier.
 

 



 
Nu bleu II, 1952
Papiers gouachés découpés et collés sur papier blanc marouflé sur toile
116,2 x 88,9 cm
© Succession H. Matisse



Comme les quatre autres pièces d'une série réalisée en 1952, Nu Bleu II reprend une pose, bras croisé derrière la nuque, jambe repliée devant le buste, souvent traitée par Matisse tant en peinture (Nu assis, Olga, 1910), qu'en sculpture (Nu couché, 1907, Vénus à la coquille, 1930-51).

De cette œuvre bidimensionnelle émane une impression de ronde-bosse.
Héritant de Cézanne, Matisse considère le bleu comme la couleur du volume et de la distance. Les vides qui marquent les articulations du corps, tout en unifiant par la ligne les parties fragmentées, procurent à l'ensemble un effet de relief. Enfin, la simplification des formes rappelle la stylisation du corps dans la sculpture africaine, que Matisse collectionne dès le début de sa carrière.
Le corps semble prendre forme au cœur d'un espace sans limite, ce qui lui confère un caractère monumental.
La série des Nus Bleus témoigne de l'aboutissement d'une réflexion et d'une recherche sur la figure dans l'espace qui ont occupé Matisse tout au long de sa vie.
 



  La Tristesse du roi, 1952
Papiers gouachés et découpés, marouflés sur toile
292 x 386 cm
© Succession H. Matisse



Avec ses précédents travaux, Matisse a découvert la richesse et la liberté de création qu'offrent ces morceaux de papier recouverts d'une couleur unique, gouache mate faite de pigments, de chaux et de gomme arabique, et dans lesquels il découpe à vif.
C'est avec cette technique que, durant les toutes dernières années de sa vie, il va produire quelques tableaux monumentaux, œuvres dignes des plus grandes compositions classiques.

À cet égard, La Tristesse du roi se réfère à une toile de Rembrandt, David jouant de la harpe devant Saül, où le jeune héros biblique joue pour distraire le roi de sa mélancolie, mais aussi aux autoportraits tardifs du vieux maître hollandais. Dans cette œuvre, Matisse superpose les thèmes de la vieillesse, du regard tourné vers La Vie antérieure (1) (titre d'un poème de Baudelaire déjà illustré par l'artiste), de la musique qui apaise tous les maux.

Dans cet ultime autoportrait, le peintre se représente par cette forme noire, semblable à sa silhouette assise dans son fauteuil, entouré des plaisirs qui ont enrichi sa vie : les pétales jaunes qui s'envolent ont la gaîté des notes de musique, l'odalisque verte symbolise l'Orient, tandis qu'une danseuse rend hommage au corps de la femme. Tous les thèmes matissiens sont réunis dans cette peinture magistrale.
(1) La Vie antérieure, Baudelaire, Les Fleurs du Mal



 

 
 Nu de dos I
1909
190 x 116 x 13 cm
 
 Nu de dos II
1913
188 x 116 x 14 cm
 
 Nu de dos III
1916-1917
190 x 114 x 16 cm
 
 Nu de dos IV
1930
190 x 114 x 16 cm
 
 

Bas-reliefs, bronzes à la cire perdue
© Succession H. Matisse


Tout au long de son œuvre Matisse travaille la sculpture afin de perfectionner son approche de la ligne. Avec la série des Nus de dos qui s'étend de 1909 à 1930, il affronte tour à tour les problèmes picturaux qu'il rencontre: le tracé des figures monumentales (la réalisation de Nu de dos I, 1909, est contemporaine de celle des grandes compositions La Musique et La Danse), le rapport forme et fond (les fresques destinées à la Fondation Barnes sont réalisées en 1930 comme Nu de dos IV).
Toutefois, bien que la série ne semble pas avoir été conçue pour être présentée en une seule entité (la fonte des pièces en bronze n'a été faite qu'après la mort de Matisse), ces quatre sculptures constituent un ensemble plastique.

Les études s'accordent pour dire que Matisse a produit chaque nouvel état à partir du précédent, en retaillant successivement les épreuves de plâtre. Ainsi, le sein, la main, la chevelure sont de plus en plus schématisés, le déhanché du corps se perd au profit d'un axe central qui assimile la figure à une colonne engagée, le motif s'évanouit petit à petit pour ne faire qu'un avec le fond. À travers cette série, Matisse s'achemine vers une figure de plus en plus indépendante de son modèle et de la représentation. Chaque pièce est une étape vers une synthèse et une autonomie de la forme.

Texte de référence

 

Henri Matisse, « Il faut regarder toute la vie avec des yeux d'enfants », propos recueillis par Régine Pernoud, Le Courrier de l'U.N.E.S.C.O., vol. VI, n°10, octobre 1953.
Repris par Dominique Fourcade, Henri Matisse. Écrits et propos sur l'art, Hermann, Paris, deuxième édition, 1992, pp. 321-323.

CRÉER, c'est le propre de l'artiste ; - où il n'y a pas de création, l'art n'existe pas. Mais on se tromperait si l'on attribuait ce pouvoir créateur à un don inné. En matière d'art, le créateur authentique n'est pas seulement un être doué, c'est un homme qui a su ordonner en vue de leur fin tout un faisceau d'activités, dont l'œuvre d'art est le résultat. C'est ainsi que pour l'artiste, la création commence à la vision. Voir, c'est déjà une opération créatrice, ce qui exige un effort. Tout ce que nous voyons, dans la vie courante, subit plus ou moins la déformation qu'engendrent les habitudes acquises, et le fait est peut-être plus sensible en une époque comme la nôtre, où cinéma, publicité et magazines nous imposent quotidiennement un flot d'images toutes faites, qui sont un peu, dans l'ordre de la vision, ce qu'est le préjugé dans l'ordre de l'intelligence. L'effort nécessaire pour s'en dégager exige une sorte de courage ; et ce courage est indispensable à l'artiste qui doit voir toutes choses comme s'il les voyait pour la première fois: il faut voir toute la vie comme lorsqu'on était enfant ; et la perte de cette possibilité vous enlève celle de vous exprimer de façon originale, c'est-à-dire personnelle.
Pour prendre un exemple, je pense que rien n'est plus difficile à un vrai peintre que de peindre une rose, parce que, pour le faire, il lui faut d'abord oublier toutes les roses peintes. Aux visiteurs qui venaient me voir à Vence, j'ai souvent posé la question : « Avez-vous vu les acanthes, sur le talus qui borde la route ? » Personne ne les avait vues ; tous auraient reconnu la feuille d'acanthe sur un chapiteau corinthien, mais au naturel le souvenir du chapiteau empêchait de voir l'acanthe. C'est un premier pas vers la création, que de voir chaque chose dans sa vérité, et cela suppose un effort continu.
Créer, c'est exprimer ce que l'on a en soi. Tout effort authentique de création est intérieur. Encore faut-il nourrir son sentiment, ce qui se fait à l'aide des éléments que l'on tire du monde extérieur. Ici intervient le travail, par lequel l'artiste s'incorpore, s'assimile par degrés le monde extérieur, jusqu'à ce que l'objet qu'il dessine soit devenu comme une part de lui-même, jusqu'à ce qu'il l'ait en lui et qu'il puisse le projeter sur la toile comme sa propre création.
Lorsque je peins un portrait, je prends et je reprends mon étude, et c'est chaque fois un nouveau portrait que je fais : non pas le même que je corrige, mais bien un autre portrait que je recommence ; et c'est chaque fois un être différent que je tire d'une même personnalité. Il m'est arrivé, souvent, pour épuiser plus complètement mon étude, de m'inspirer des photographies d'une même personne à des âges différents : le portrait définitif pourra la représenter plus jeune, ou sous un aspect autre que celui qu'elle offre au moment où elle pose, parce que c'est cet aspect qui m'aura paru le plus vrai, le plus révélateur de sa personnalité réelle.
L'œuvre d'art est ainsi l'aboutissement d'un long travail d'élaboration. L'artiste puise autour de lui tout ce qui est capable d'alimenter sa vision intérieure, directement, lorsque l'objet qu'il dessine doit figurer dans sa composition, ou par analogie. Il se met ainsi en état de créer. Il s'enrichit intérieurement de toutes les formes dont il se rend maître, et qu'il ordonnera quelque jour selon un rythme nouveau.
C'est dans l'expression de ce rythme que l'activité de l'artiste sera réellement créatrice ; il lui faudra, pour y parvenir, tendre au dépouillement plutôt qu'à l'accumulation des détails, choisir, par exemple, dans le dessin, entre toutes les combinaisons possibles, la ligne qui se révèlera pleinement expressive, et comme porteuse de vie ; rechercher ces équivalences par lesquelles les données de la nature se trouvent transposées dans le domaine propre de l'art. Dans la Nature morte au magnolia, j'ai rendu par du rouge une table de marbre vert ; ailleurs, il m'a fallu une tache noire pour évoquer le miroitement du soleil sur la mer ; toutes ces transpositions n'étaient nullement l'effet du hasard ou d'on ne sait quelle fantaisie, mais bien l'aboutissement d'une série de recherches, à la suite desquelles ces teintes m'apparaissaient comme nécessaires, étant donné leur rapport avec le reste de la composition, pour rendre l'impression voulue. Les couleurs, les lignes sont des forces, et dans le jeu de ces forces, dans leur équilibre, réside le secret de la création.
Dans la chapelle de Vence, qui est l'aboutissement de mes recherches antérieures, j'ai tenté de réaliser cet équilibre de forces, les bleus, les verts, les jaunes des vitraux composent à l'intérieur une lumière qui n'est à proprement parler aucune des couleurs employées, mais le vivant produit de leur harmonie, de leurs rapports réciproques ; cette couleur-lumière était destinée à jouer sur le champ blanc, brodé de noir, du mur qui fait face aux vitraux, et sur lequel les lignes sont volontairement très espacées. Le contraste me permet de donner à la lumière toute sa valeur de vie, d'en faire l'élément essentiel, celui qui colore, réchauffe, anime au sens propre cet ensemble dans lequel il importe de donner une impression d'espace illimité en dépit de ses dimensions réduites. Dans toute cette chapelle, il n'y a pas une ligne, pas un détail qui ne concourt à donner cette impression.
C'est en ce sens, il me semble, que l'on peut dire que l'art imite la nature: par le caractère de vie que confère à l'œuvre d'art un travail créateur. Alors l'œuvre apparaîtra aussi féconde, et douée de ce même frémissement intérieur, de cette même beauté resplendissante, que possèdent aussi les œuvres de la nature. Il faut un grand amour, capable d'inspirer et de soutenir cet effort continu vers la vérité, cette générosité tout ensemble et ce dépouillement profond qu'implique la genèse de toute œuvre d'art. Mais l'amour n'est-il pas à l'origine de toute création ?



 

Chronologie

1904
Première exposition de Matisse à la galerie Ambroise Vollard, Paris.

1905
Luxe, calme et volupté, peint durant l'été précédent à Saint-Tropez, est exposé au Salon des Indépendants et acheté par Signac. D'autres toiles sont présentées au Salon d'automne aux côtés d'œuvres de Derain, Vlaminck, Marquet... dans une salle que le critique d'art Louis Vauxcelles, déjà à l'origine du terme « cubisme », surnomme « la cage aux fauves ». Un nouveau mouvement est né dont Matisse est le chez de file.

1906
Matisse séjourne à Biskra en Algérie, et à Collioure, fasciné par le paysage méditerranéen.

1907
Ayant acquis une certaine notoriété, il enseigne dans une école créée par un groupe d'admirateurs.

1908
Alfred Stieglitz organise dans sa galerie new-yorkaise, le 291, la première exposition de ses œuvres aux Etats-Unis.

1909
Le collectionneur russe Chtchoukine lui commande deux panneaux décoratifs, La Danse et La Musique.

1910
Exposition rétrospective à la galerie Bernheim-Jeune, Paris.

1911
Matisse voyage à Séville, à Collioure, à Moscou où il étudie les icônes, puis passe l'hiver 1911-1912 à Tanger : il découvre la lumière aveuglante du Maroc.

1913
Les peintures réalisées au Maroc et des travaux récents sont exposés à Paris, en même temps que 17 œuvres sont accrochées à la grande exposition internationale, l'Armory Show, à New York.

1914
À la déclaration de guerre, non mobilisé en dépit de sa demande, Matisse s'installe à Collioure où il se lie d'amitié avec le plus intellectuel des peintres cubistes, Juan Gris.

1918
La galerie Paul Guillaume organise une exposition qui confronte ses œuvres à celles de Picasso.

1920
Matisse réalise les décors et les costumes pour le ballet de Diaghilev, Le Chant du rossignol, musique de Stravinsky.

1924
Première grande rétrospective à Copenhague.

1927
Matisse obtient le prestigieux prix Carnegie.

1930
Il entreprend son voyage à Tahiti, en faisant escale à New York et à San Francisco.
Il commence à illustrer les poésies de Mallarmé, et accepte du Docteur Barnes la commande de trois panneaux décoratifs pour sa Fondation de Merion, Pensylvannie.

1937
Les Ballets russes de Diaghilev lui commandent un nouveau décor pour Rouge et Noir.

1938
Matisse s'installe à l'hôtel Régina de Cimiez, où il réalisera la plupart de ses derniers chefs-d'œuvre.

1941
Une lourde opération chirurgicale le contraint à l'immobilité, il travaille couché, avec l'aide d'assistantes.

1944
Sa femme et sa fille sont arrêtées pour faits de résistance. Matisse, resté dans le midi, illustre Les Fleurs du mal de Baudelaire.

1947
Publication de Jazz par l'éditeur Tériade.

1948
Il commence à travailler au programme décoratif de la chapelle du Rosaire pour les Dominicaines de Vence qui sera inaugurée par le père Couturier en 1951.

1950
Matisse est lauréat de la 25e Biennale de Venise.

1952
Ouverture du Musée Matisse au Cateau-Cambrésis, ville natale de l'artiste.



 

Bibliographie sélective

À consulter sur Internet

- Le site du Musée Matisse de Nice (français, anglais)  
- Le site de l'exposition Le Maroc de Matisse, IMA, Paris, 1999-2000 
- Matisse dans les collections du Mnam
- Un site sur les relations entre Matisse et Picasso (en anglais)
- Le dossier "Matisse, l'odyssé dans la couleur" sur le site Public handicapé, Centre Pompidou

 

Essais sur Henri Matisse

- Paule Laudon, Matisse : le voyage en Polynésie, Adam Biro, Paris, 1999.
- Yve-Alain Bois, Matisse et Picasso, Flammarion, Paris, 1999.
- Eric de Chassey, La violence décorative : Matisse dans l'art américain, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1998.
- Xavier Girard, Matisse, « une splendeur inouie », Découvertes Gallimard, Paris, 1993.
- Pierre Schneider, Matisse, Flammarion, Paris, 1984, nouvelle édition mise à jour 1992.
- Louis Aragon, Matisse, Roman, Gallimard, Paris, 1971.

Catalogues d’exposition

- Henri Matisse, Ellsworth Kelly : dessins de plantes, Ed. du Centre Pompidou, Paris, 2002
- Le Maroc de Matisse, Institut du monde arabe, Gallimard, Paris, 1999
- Matisse et l'Océanie : le voyage à Tahiti, Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis, 1998.
- Matisse, la collection du Centre Georges Pompidou, exposition « Hors les murs » du Musée national d'art moderne, Musée des beaux-arts de Lyon, coédition Centre Georges Pompidou - RMN, 1998
 

- Henri Matisse 1904-1917, Ed. du Centre Pompidou, Paris, 1993
- Œuvres de Henri Matisse, Collections du Musée national d'art moderne, Ed. du Centre Pompidou, Paris, 1989.

Textes d'Henri Matisse

- Henri Matisse, Ecrits et propos sur l'art, édition établie par Dominique Fourcade, Hermann, Paris, 1972.
- Matisse, Rouveyre : correspondance, Flammarion, Paris, 2001.
- Bonnard, Matisse : correspondance, 1925-1946, Gallimard, Paris,1991.
 

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