De la question du regard

dans la construction du sujet

( Communication faite aux 12èmes Entretiens de la Psychologie )
( Paris, Juin 1997 )
( illustrations et annotations: janvier 2002 )

 

Commençons par deux courtes vignettes cliniques.

  • La première concerne la période néo-natale d'une jeune fille que j'ai suivie une dizaine d'années au sein d'un Institut Médico-Educatif . Nous l'appellerons Fatima.
    Alors qu'elle était enceinte de Fatima, la mère (madame A) s'est trouvée dans une situation particulièrement difficile: tout à la fois en conflit avec son mari dont elle venait de se séparer et très angoissée par la maladie de sa première fille, âgée d'environ un an. 
    Un jour où elle se rendait à l'hôpital pour voir sa fille malade, elle fut frappée par la vision d'un enfant " retardé " (selon son expression) qui présentait un important strabisme. " Ne le regarde pas, aurait dit sa propre mère, car celui que tu attends pourrait lui ressembler ".
    Quand naît Fatima, madame A voit les yeux de celle-ci qui " partent de côté " et se trouve dans l'impossibilité psychologique de lui donner le sein. Peu de temps après, la fille aînée décède.
    Pour madame A la question de l'anormalité de Fatima restera omniprésente.
    Disons seulement que Fatima présenta dès la petite enfance un retard global, qu'elle fut très longtemps énurétique et que les premiers mots qu'elle sut écrire le furent (et durablement) strictement en miroir.
    Reflet négatif de la fille perdue, elle était constamment tirée du côté du semblant, de l'apparence, de la mauvaise image de soi, boulimique, en quête de reconnaissance, recherchant, durant une période, des repères dans le conte de Cendrillon.

     
  • Le second exemple est celui d'un garçon, Michel, également placé en IME, dont les yeux, à la naissance, dit la mère, étaient " tellement tournés vers l'intérieur qu'ils étaient blancs ". Elle ne pouvait trouver son regard.
    Michel, qui sera opéré de ce strabisme à l'âge de cinq ans, succède à un frère aîné décédé à 21 jours.
    Quand la mère accouchera de son troisième enfant elle n'aura en tête que le regard (introuvable) de Michel. Lorsqu'il fera des bêtises elle sera dans l'impossibilité de le corriger, comme -ce sont ses mots- " s'il y avait entre eux une vitre ".
    Au cours de la thérapie la question du lien sera en effet centrale, Michel ayant en quelque sorte mission d'annuler la perte de son frère.
     

 

Ces deux cas illustrent une relation entre regard et mort sur laquelle je reviendrai. Ils montrent, de façon plus générale, mais de manière ici dramatique, ce qui est vrai pour tout humain: que nous naissons sous le regard de l'Autre, que nous sommes imaginairement regardés avant de naître, avant sans doute d'être conçus (c'est ce que l'on a appelé, par un raccourci, l'enfant imaginaire).
(Voir aussi en note de bas de page un témoignage qui m'a été adressé). 

 

Ces deux exemples n'indiquent-ils pas aussi qu'il puisse y avoir au temps des origines quelque chose de l'ordre de l'empreinte -et d'abord dans le psychisme de l'adulte- qui se traduirait sur le corps de l'enfant (empreinte que l'adulte croit repérer sur le corps de l'enfant) ? Les mythes et les croyances ne manquent pas, d'ailleurs, quant aux marques que le bébé portera si une envie maternelle n'a pas été satisfaite ou si les yeux de cette mère ont été impressionnés par quelque difformité.

 

L'individu naît sous le regard de l'autre...Il naît à la vie psychique par le regard de l'Autre.

 

RAPHAËL
La belle jardinière

 

On sait aujourd'hui que le nourrisson, dès la naissance, est non seulement capable de distinguer le visage humain d'autres configurations voisines mais surtout de le privilégier et de s'y accrocher.

Comme le dit Hubert MONTAGNER, directeur de recherche à l'INSERM de Marseille:<< L'accrochage et le pilotage mutuels des deux regards sont désormais reconnus comme des fondements des interactions ajustées entre les deux personnes...et jouent un rôle essentiel dans leur accordage. >> 

Cet ajustement des regards contribue donc à ce qui a été appelé "attachement" entre la mère et l'enfant.
Sans entrer dans le détail, on peut dire cependant que ces interactions visuelles ne sont pas uniformes. Montagner précise en effet que c'est soit le bébé qui peut accrocher le regard de la mère, soit l'inverse; que le regard de l'un peut ou non être évité par l'autre; qu'il peut être ou non soutenu (permettant de décoder plus ou moins bien les émotions de l'autre); qu'il peut y avoir balayage visuel du visage sans un arrêt sur celui-ci; qu'il y a ou non synchronisation des deux regards...

 

Léonard de Vinci: Madone allaitant l'enfant. Ce dernier regarde le spectateur du tableau.
L. DE VINCI
La Madonna Litta 
(Madone allaitant l'enfant)

Au cours des mois, le nourrisson va progressivement, et conjointement à sa mère, porter son regard ailleurs, sur un objet tiers (autre personne, objet, secteur de l'espace...), aboutissant ainsi à ce qui a été désigné comme "attention focale partagée".
En regardant ensemble quelqu'un ou quelque chose, s'ouvre pour l'enfant un espace tiers, si rudimentaire soit-il encore. Ce regard porté ailleurs est l'antécédent du "pointer du doigt" qui apparaîtra entre 6 et 12 mois selon les enfants, et sur lequel a insisté Boris CYRULNIK en tant que manifestation du début du symbolisme puisque les choses deviennent à ce moment là objets de désignation.
(sur les principales étapes du développement du regard au cours de la première année, voir sur le site la note de lecture: les regards du bébé)

 

Ces échanges complexes et répétés des regards entre l'adulte et l'enfant sont doncstructurants et organisateurs. Il s'agit du premier miroir, comme l'avait indiquéWINNICOTT.

On comprendra dès lors que leurs distorsions traduisent ou provoquent, voire traduisent et provoquent tout à la fois, sous forme de spirale, les difficultés relationnelles. J'en ai cité deux exemples au début. On peut aussi évoquerl'autisme, où le regard est presque toujours gravement perturbé: regard collé, piquant, oblique, ou plus fréquemment fuyant, absent, traversant l'autre personne (cf. G.HAAG). Un taux élevé de syndromes autistiques auraient d'ailleurs été retrouvé dans les cécités congénitales.
Sans qu'il soit question de discourir ici sur l'étiologie des autismes, certainement complexe et multiple, il est important de souligner d'une part la blessure narcissique que peut ressentir une mère face à un enfant qui ne la regarde pas, et d'autre part la détresse, les angoisses primitives intenses (de chute ou d'anéantissement) que peut éprouver le nourrisson s'il ne rencontre qu'un regard vide ou déprimé auquel il ne peut se raccrocher.
Les troubles du regard dans les autismes doivent en tout cas nous poser question. Ce que disait, dans une perspective phénoménologique, un auteur peu connu, Panayotis KANTZAS (dans un ouvrage peu connu également: " Le passe-temps d'un dieu. Analyse de l'autisme infantile ") c'est que l'enfant autiste lutte pour maintenir la fixité des choses, l'immutabilité, et que s'il regarde indéfiniment une toupie, un ventilateur ou une machine à laver en train de tourner, c'est parce que, à l'inverse du miroir qui dédouble et fragmente, ces objets en rotation sont une continuité de pleins, un présent perpétué...
Or, le regard n'est-il pas, au contraire, coupure et césure?


Tout ce qui vient d'être dit montre assez, je pense, l'ambiguïté de cette notion de regard.
S'il peut être structurant, s'il est fondamental dans les échanges intersubjectifs, son champ sémantique nous dit également qu'il peut être redoutable, pouvant hypnotiser, pétrifier, méduser... fusiller, transpercer...

Méduse

Avec Sthéno et Euryale, Méduse étaient, dans la mythologie grecque, l'une des trois Gorgones, monstres à la tête effroyable et à la chevelure faite de serpents.
Le regard de Méduse pétrifiait.

A la fin de son ouvrage " Reflets de miroir et autres doubles" - ouvrage résumant ses recherches sur la prise de conscience de soi par l'enfant - René ZAZZO consacre un chapitre sur "Méduse et la conduite du regard". Il précise que c'est juste avant la reconnaissance de soi dans le miroir, aux environs d'un an et demi, que l'enfant, d'abord fasciné par son propre regard dans le miroir, se détourne ensuite,pleure ou se cache les yeux. "Inquiétante étrangeté" - pour reprendre l'expression de Freud - étrangeté d'un autre qui le fixe et dont il risque de ne plus pouvoir se détacher.

Il est utile ici de se référer à la distinction, que LACAN a particulièrement soulignée, entre la vision et le regard. Le regard n'est ni l'organe de la vue ni la vision. Il existe, en effet, même pour la personne aveugle de naissance. Il est en fait imaginé, objet imaginaire (appelé par Lacan "objet a"). On pourrait dire, de façon réductrice, qu'il représente le désir supposé d'autrui.
Lacan indiquait, en effet, que nous sommes d'abord dans le tableau, reprenant ainsi la perspective du philosophe Maurice MERLEAU-PONTY et sa référence à la peinture.

Maurice Merleau-Ponty(Rochefort, 1908 ­ Paris, 1961), philosophe français, était professeur au Collège de France et dirigea, avec J.P.Sartre, la revue les Temps modernes, de 1945 à 1953.

Merleau-Ponty avait insisté sur le fait que nous sommes immergés dans le monde visible mais que nous avons aussi la caractéristique de nous voir voyant:
<< On dit qu'un homme est né à l'instant où ce qui n'était au fond du corps maternel qu'un visible virtuel se fait à la fois visible pour nous et pour soi. La vision du peintre, ajoutait-il directement à la suite de ces propos, est une naissance continuée... >>
La peinture <<donne existence visible à ce que la vision profane croit invisible.>> ("L'oeil et l'esprit").

Nous sommes donc dans le tableau, devant un "ça me regarde" supposé boulimique, quasiment dévorateur, qu'il s'agit, par de multiples leurres, de rassasier, ou d'éviter (en s'éclipsant ou en se fondant dans le décors, comme cela se passe pour nombre d'insectes dont le mimétisme leur permet d'échapper aux prédateurs). 
Autrement dit, cet Autre, il faut ou bien lui en mettre plein la vue, ou bien s'en faire oublier. Et le choix, s'il choix il y a, sera souvent cornélien.

De cette conception du regard en tant que représentant du désir de l'autre, le cas des aveugles est exemplaire qui se disent parfois plus gênés par le regard des autres que par leur handicap.

Denis Diderot (Langres, 1713 ­ Paris, 1784).
Sa "Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient" (1749) lui valut trois mois d'incarcération.

Ecoutons DIDEROT nous parler, dans sa "Lettre sur les aveugles", de mademoiselle de Salignac:
<< Elle ne se souciait pas de voir; et un jour que je lui en demandais la raison; "c'est, me répondit-elle, que je n'aurais que mes yeux, au lieu que je jouis des yeux de tous; c'est que, par cette privation, je deviens un objet continuel d'intérêt et de commisération... "
Elle faisait quelquefois la plaisanterie de se placer devant un miroir pour se parer, et d'imiter toutes les mines d'une coquette qui se met sous les armes .>>

EVGEN BAVCAR, né en 1946 en Slovénie. Perd totalement la vue à 11 ans suite à deux accidents consécutifs. Études de philosophie et d'esthétique à Paris. Nationalisé français en 1981. Travaille pour le CNRS. Première exposition à Paris en 1987. "Le voyeur absolu", coll. Fiction et Cie, Paris, Seuil,1992.

 

Ecoutons également ce qu'écrit le photographe aveugle EVGEN BAVCAR dans son livre "Le voyeur absolu": 
<< mon regard n'existe... que par le simulacre de la photo qui a été vue par autrui... J'ai besoin de ce regard d'un autre pour que les images s'animent à l'intérieur de moi. >>

 

Le regard, donc, serait d'abord celui d'autrui, que le sujet voudrait satisfaire dans la mesure où, infans, il est dans sa totale dépendance.
Mais si l'on essaie de penser aux origines de l'individu, de penser aux représentations premières du nourrisson, il n'est guère probable que celui-ci perçoive cet Autre en tant que tel, c'est-à-dire différent de soi, mais plus vraisemblable (comme de très nombreux auteurs l'ont soutenu) qu'il en perçoive et mémorise des traits (nommés "objets partiels" en psychanalyse).

A considérer son importance dans toutes les cultures, il apparaît que pour les voyants le trait, la partie corporelle, qui représentera quasi universellement le regard, sera l'oeil. Disons toutefois, comme le précisait encore Lacan, qu'un simple bruit -froissement de tissu, crissement, souffle...- peut aussi le suggérer, c'est-à-dire suggérer la présence de quelqu'un qu'on ne voit pas.

Il apparaît ensuite que cet oeil est plus souvent mauvais que bon. On sait le nombre de traditions où il s'agit de se garder du "mauvais œil". Marcel DETIENNE et Jean-Pierre VERNANT mettent en relation, dans la mythologie grecque, l'oeil et la foudre:
<< Le regard a souvent été considéré par les Anciens comme un rayon...émis par le feu de l'oeil en direction de l'objet... Peut-être est-on en droit de supposer... un lien direct entre l'oeil rond des Cyclopes et la fonction que leur assigne Hésiode de maîtres du feu métallurgique, fabricateurs de la foudre... pour le service de Zeus. ">> (Les ruses de l'intelligence. La Métis des grecs. p.89, note 99)

On sait aussi combien cet oeil est inquisiteur, pénétrant, castrateur et quelle difficulté il y a pour y échapper. Versant imaginaire du Surmoi: oeil de la Conscience, oeil de la Police, oeil de Dieu... Caïn, meurtrier de son frère et poursuivi jusqu'à la fin, comme le dit le célèbre vers de Victor HUGO: " L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn."

Dans un ouvrage paru fin 96, intitulé "La violence du voir", Gérard BONNET développe cette question et relie la dangerosité du regard à la séparation mère/enfant ou plus précisément à la résurgence, à la réapparition dans le quotidien, d'une situation ou d'un spectacle qui ravivent les séparations premières originelles. L'exemple le plus évident et le plus courant étant celui de l'enfant face au frère, à la soeur ou à tout autre enfant dans les bras maternels. Spectacle d'un paradis perdu, vision tout à la fois d'un double et d'un rival qui ne laisse comme alternative que de disparaître ou de faire disparaître.
Gérard Bonnet reprend le mythe de Narcisse pour rappeler que c'est après avoir éconduit la nymphe Écho que Narcisse est pris au piège de sa propre image, piège tendu par la déesse de la vengeance, Némésis.
Autrement dit, c'est après la séparation d'avec l'objet primordial que celui-ci revient sous une forme fascinante et persécutrice à la fois.
Le tableau de GIORGIONE, intitulé "La Tempête", et qui est généralement considéré comme énigmatique, pourrait être perçu dans cette perspective.

Tableau de Giorgione,"La  tempête"; un jeune homme regarde le nourrisson tétant sa mère, et dans le fond un orage se prépare.
Giorgio da Castelfranco, ditGiorgione (Castelfranco Veneto, v. 1477 ­ Venise, 1510), initiateur de l'école vénitienne; élève de Bellini et maître de Titien.

 

Résumons en disant que:

le regard possède cette triple particularité de pouvoir être structurant, séparateur et annihilant ou mortifère.
Caractéristiques identiques, au fond, à celles de la phase du miroir selon Lacan.

Voici deux exemples sur l'aspect imaginaire et mortifère.

  • Le premier est clinique. Il s'agit d'un jeune adulte, Saïd, qui, après avoir vécu, de l'âge de deux mois à un an et demi environ, en pouponnière, a été élevé par une famille d'accueil, tout en étant interne la semaine dans différents IME. Ce qui particularise son histoire est le meurtre de l'un des parents par l'autre et que ce fut là l'origine de son placement et de son destin d'enfant de la DASS.
    Dissolution progressive de la fratrie, crainte constante de la famille d'accueil que l'enfant n'héritât d'une supposée pulsion criminelle, silence sur l'événement dramatique, mise à l'écart de tout objet contondant.
    En fait d'héritage, Saïd n'hérite précisément de rien de symbolique. Son nom de famille ne renvoie à aucune généalogie. Il porte seulement (en tant que "non histoire", pourrait-on dire) le poids d'un "acte fait divers", d'un acte négatif insensé qu'il reproduira d'ailleurs de multiples fois dans l'enfance avec de petits animaux.
    Je l'ai connu quand il avait 14 ans et l'ai suivi en thérapie jusqu'à ce qu'il parte de l'établissement.
    Est-il besoin de dire que sa problématique était celle de la psychose, mais dans le registre paranoïaque? Je soulignerai simplement ici, outre son angoisse et son extrême susceptibilité, la séduction, l'attrait, qu'exerçait sur lui les montagnes. Et toujours l'un des sommets, sans doute à l'arête plus aiguisée que les autres, et comparé par lui à un objet coupant, toujours l'un de ces sommets le regardait... Fascination mêlée de crainte.
     
    Scène primitive: "scène de rapport sexuel entre les parents...fantasmée par l'enfant...généralement interprétée par celui-ci comme un acte de violence de la part du père."(Vocabulaire de psychanalyse, Laplanche et Pontalis.)

    Soutenu par ses associations, je suis tenté de voir dans
     ces formes tranchantes qui le dominaient et le regardaient, un être aux deux sexes, masculin et féminin, des parents combinés, le reste pour lui d'une sorte de scène primitive d'autant plus inassimilable qu'elle s'est soldée par l'annihilation des trois protagonistes (mort de l'un des parents, incarcération de l'autre, placement de Saïd).

Guy ROSOLATO écrivait dans "Paranoïa et scène primitive" (in "Essais sur le symbolique",coll.Tel,Gallimard):
<< Chez le paranoïaque la "mauvaise mère" donnerait le sens et le modèle du [Surmoi précoce]...[Le paranoïaque] se livre à une évocation pour remplir la place laissée vide et sur laquelle s'impose une figure terrifiante, obscure, maternelle, surmoïque, pour une figure paternelle.>>(p.221)
<<Le visuel se donne... pour instantanément acquis, hors du temps et par là fascinant... l'image, comme surface, s'interpose, sépare, limite que l'on ne franchit pas et qui empêche toute autre vue... Ce "cache" fonctionne spécifiquement chez le paranoïaque au moment de la capture par la scène primitive.>>(p.227).

Yann QUEFFELEC (né en 1949) Journaliste et romancier français. Fils d'Henri Queffélec, grand romancier et essayiste d'origine bretonne. 
Premier roman en 1983 "le Charme noir" . 
Prix Goncourt en 1985 pour son second roman: "les Noces barbares".
  • Le deuxième exemple sera emprunté à la littérature, à l'ouvrage deYann QUEFFELEC: "Les noces barbares".

    Nous sommes après la seconde guerre mondiale. Nicole, adolescente, est amoureuse de Will, soldat américain qui, la veille de son départ (la base étant supprimée), l'emmène dans un baraquement face à la mer et la viole avec deux autres soldats...
    De ce viol collectif, après tentatives d'avortement, naît Ludovic, rejeté, caché par sa mère et ses grand-parents dans un grenier, puis placé dans un établissement pour déficients intellectuels...où il attendra désespérément sa mère jusqu'à leurs retrouvailles fatales.

    Au moment du viol:
    << venant sur Nicole [Will] la plaqua violemment au mur. Le regard vert n'était plus qu'une boue. >> (p.25). Ce regard vert qui l'avait séduite.

    Quand Ludovic est enfermé au grenier:
    << De temps en temps Nicole montait clandestinement voir son fils au grenier. Pas un mot n'était prononcé, pas un signe n'indiquait un élan d'amour ou d'aversion. Elle évitait les yeux verts et ne l'observait, lui, qu'à la dérobée, debout sur le seuil, prête à sortir . Ludo se prostrait à sa vue, mais par moments levait effrontément les yeux sur elle qui détournait les siens >>(p.41)

    Un jour où ils sont assis face à face dans un bar:
    << Nicole, une main sur la bouche, observait Ludo. Il était gêné par les lunettes noires où les yeux semblaient absents.>>(p.122) Ludovic ne trouve pas le regard de sa mère.

    << Sentant l'invisible regard peser sur lui, Ludo voulut sourire à nouveau. Nicole semblait paralysée. C'est alors qu'un frémissement tira la commissure des lèvres fardées et que deux larmes apparurent sous les lunettes... Bouleversé, il avançait la main vers sa mère quand elle se rejeta violemment en arrière..."Ne me touche pas,salaud", hurla-t-elle d'une voix folle. >> (p.124) Où l'on voit bien l'identification de Ludovic au père violeur.

    Quand il attend sa mère qui ne vient pas:
    << Dans ses mains calleuses il contemplait cette évidence: on l'abandonnait. Dans ses yeux il voyait sa mère absente, il fuyait les miroirs, il fuyait sa mémoire, et vaincu fuyait ce dont il était sûr depuis sa naissance; on l'abandonnait. >> (p.231)

    Et, à la fin, lorsqu'il retrouve sa mère, lorsqu'il trouve enfin son regard:
    << ...il croisa le regard de Nicole et l'illusion solaire s'évanouit? C'était un vilain regard, sec et déçu, fuyant sous des paupières trop maquillées..."Tu n'as vraiment pas changé, dit-elle. Déjà quand tu étais au grenier, tu me faisais le numéro des grands yeux verts un peu bêtas qui ne savent plus où ils en sont.>>(p.305)
    Ce sera le corps à corps:
    << Plaqué sur elle, il voyait ses doigts écraser la face maternelle, voyait les yeux écarquillés d'horreur entre les doigts... et comme elle se débattait encore il descendit sa main vers le cou, démasquant stupéfait le portrait qui l'avait lanciné dès l'enfance... >>(p.308)


    Si l'individu est d'abord dans le tableau et si d'en sortir n'est pas pour lui sans danger, sans risque de rétorsion, c'est à ce prix cependant qu'il pourra dire "je": "je" parle, "je" vois, "je" regarde... Le sujet n'est tel qu'à sortir du cadre, qu'à se dédoubler, à pouvoir se voir, se voir regarder.
    A partir de là, toutes les perspectives sont possibles, la démultiplication des images ainsi que le jeu d'entrer et de sortir du tableau, de se voir y entrer et en sortir, indéfiniment, de tromper l'autre et de se tromper soi-même... dans le rêve, dans le fantasme, dans l'oeuvre d'art, par le discours, par le vêtement, etc... Ne s'agit-il pas, en effet, dans tout cela, de "trompe-l'oeil", sans néanmoins que le sujet soit tout à fait dupe?

    Certaines structures de personnalité ne pourront d'ailleurs se soutenir que dans la tromperie, qu'à tromper le regard d'autrui et le leur, relativement au moins à une partie délimitée de la réalité. C'est généralement le cas de ce qu'on appelle les perversions (fétichisme, exhibitionnisme, transvestisme...) où il s'agit de dénier la castration et le manque, de tirer jouissance de ce que l'autre sera pris au leurre.
    Je renvoie à ce sujet à ce qu'a dit Lacan sur la fonction du voile et du transvestisme ainsi qu'au chapitre du livre d'Hervé CASTANET, " Le regard à la lettre ", consacré à l'Abbé de CHOISY qui se déguisait en femme, et dont il cite entre autres les propos suivants:

    François Timoléon, abbé de Choisy (Paris, 1644 ­ Paris, 1724), écrivain français.
    Jeune, il s'habillait en femme, et se faisait appeler comtesse des Barres.


    <<Le propre de Dieu est d'être aimé, adoré; l'homme...ambitionne la même chose; or, comme c'est la beauté qui fait naître l'amour et qu'elle est ordinairement le partage des femmes, quand il arrive que des hommes ont ou croient avoir quelques traits de beauté qui peuvent les faire aimer ils tâchent de les augmenter par les ajustements des femmes...
    Ils sentent alors le plaisir inexprimable d'être aimés... 
    >> 
    Et surtout d'être pris pour une femme, de se prendre pour une femme:
    << j'entendis plusieurs voix dans la foule qui disaient "voilà une belle femme", ce qui ne laissait pas de me faire plaisir. >>
    Lacan dira dans son séminaire sur "La relation d'objet" que << dans le transvestisme... le sujet s'identifie à une femme, mais à une femme qui a un phallus... en tant que caché. >>

    Il s'agirait donc, dans la structure perverse, de restaurer un Autre complet, sans manque, d'en deça la différence des sexes. Et ce, en le leurrant par ce qui est donné à voir.

    Les différentes structures psychiques et les diverses modalités du fonctionnement psychique inconscient renvoient bien sûr à la place qu'a occupée le sujet dans le tableau, autrement dit à sa place dans l'imaginaire parental.
    Les exemples seraient légion.

    Le cas rapporté par Pierre JORDA dans un article intitulé "Un trou de mémoire particulier " (in: Revue Française de Psychanalyse, 1992, n°consacré à "Irreprésentable et irreprésenté") m'a paru très intéressant.

    Magritte: "Les amants."
    René Magritte(Lessines, 1898 ­ Bruxelles, 1967), peintre surréaliste belge.

    Il s'agit d'une femme qui ne se rappelait avec précision que le visage de sa mère, les autres visages se limitant dans son souvenir aux seuls contours, identiques (selon le rapprochement qu'elle faisait elle-même) à certains visages du peintre MAGRITTE.

    Pierre Jorda indique que ce symptôme entrait dans le cadre d'une personnalité fonctionnant sur le mode de l' "alter ego", la patiente ayant été vécue comme enfant-fétiche par sa mère.
    <<...c'est la mère qui va se mirer dans son enfant, devenu son fétiche, et l'infans ne verra dans le miroir maternel que de l'alter ego. Cette mère ne regarde pas parfois ailleurs, désignant un manque à combler au dehors, elle regarde seulement son enfant ou sa mère, ce qui est pareil...
    ...la mère matrie 
    [opposée par Jorda à la mère patrie qui se réfère à un tiers] devient Moi-Idéal tout-puissant bisexué pour la patiente. >>
    Ce symptôme du visage vide, c'est-à-dire d'un "autre-ailleurs" inexistant ou plutôt irreprésentable, il l'appelle "Aprosopie", nom dont on désignait les esclaves chez les grecs, esclaves censés être sans identité, sans visage.


    Il vient d'être question du visage; ce qui inciterait à parler des autoportraits, de leur fréquence dans la peinture.

    Evoquons ceux de Giorgio de CHIRICO, à travers lesquels, au cours du temps, le peintre se reconstruit, selon l'analyse qu'en a faite Anne-Marie DEUTSCH. 
    Effondré psychiquement par la mort de son père, Chirico se statufie puis reprend vie pour s'identifier aux maîtres de la Renaissance.

     

Giorgio De Chirico: "le chant d'amour".
Giorgio De Chirico(Volos, Grèce, 1888 ­ Rome, 1978), peintre italien.

 

Van Gogh: autoportrait.

Ceux, bien entendu,
de
VAN GOGH

Van Gogh: l'homme à la pipe (autoportrait).
Autoportraits (1889)

Sur ce thème de l'autoportrait, on peut lire, en ligne, la page du Docteur Auriol:
" L'image préalable, l'expression impressive et l'autoportrait "

 

 

Paul Delvaux(Antheit, près de Huy, 1897 ­ Furnes, 1994), peintre belge de tendance surréaliste.

Évoquons aussi les tableaux de Paul DELVAUX, où l'interdit, le désir et la mort s'entremêlent et dans lesquels le regard des personnages est très particulier: regards vides des innombrables femmes qui habitent ses peintures; regards portés ailleurs ou regards obliques des hommes qui côtoient ces femmes. J'ai suggéré dans un article que le fantasme central pouvait se formuler ici par une demi négation: "je ne regarde...l'objet du désir."

 

Paul Delvaux: village des sirènes.
Paul Delvaux: Les phases de la lune I.
P.Delvaux: Village des sirènes
P.Delvaux:Les phases de la lune I


 

Il faudrait parler également de la photographie, et notamment de ce qu'en a dit Roland BARTHES dans son ouvrage "La chambre claire".

Roland Barthes (Cherbourg, 1915 ­ Paris, 1980). Théoricien d'une lecture structurale des textes.
Parmi ses principaux ouvrages: le Degré zéro de l'écriture, 1953; Mythologies, 1957;Système de la mode, 1967; l'Empire des signes, 1970; Fragments d'un discours amoureux (1977); la Chambre claire (1980).

Roland Barthes distinguait le "studium" 
(l'aspect culturel, banal, anecdotique ou événementiel d'une photographie) et le "punctum" qui est ce qui vient attirer l'oeil:
<< piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure -et aussi coup de dès... ce hasard qui (dans une photo) me point (mais aussi me meurtrit, me poigne)>>(p.48-49), et qui ouvre un hors-champ, un au-delà de ce que la photo donne à voir.
Description qui me paraît pouvoir particulièrement bien s'adapter au regard.
Indiquons en outre que Roland Barthes articulait la photographie à la mort et au temps, suggérant qu'elle était une "mort-plate", un "réel passé"... "cela est mort et cela va mourir".

Articulation que pourrait illustrer cet oeil accroché au métronome, composition du peintre et photographe MAN RAY, qu'il a renommée à quatre reprise: "objet de destruction"(1932), "objet indestructible"(1958), "dernier objet"(1966), "motif perpétuel"(1972).

Oeuvre de Man ray: oeil accroché au métronome.
Emmanuel Redensky, ditMan Ray (Philadelphie, 1890 ­ Paris, 1976), photographe, peintre et cinéaste américain. Participa aux premières manifestations du mouvement dada à New York.


 

 

Je terminerai enfin par l'évocation de notre civilisation actuelle de l'image et par les questions posées à son propos par un nombre croissant de philosophes, de sociologues et de psys (Régis DEBRAY, Alain GAUTHIER,Serge TISSERON...): la multiplication irrésistible des images, leur rapidité d'apparition et de disparition, la confusion croissante entre réalité et fiction ( traduite par l'expression paradoxale de "réalité virtuelle" ), tout cela ne submerge-t-il pas notre regard, le visuel occultant le"visible", l'imagerie réduisant l'imaginaire, le bruit du "signalétique" (A.Gauthier) couvrant les silences, sous-entendus et incomplétudes du signe...de ce qui pourrait nous faire signe?

 

Maurice VILLARD

1997

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BIBLIOGRAPHIE

 

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Voici le témoignage qu'une maman m'a fait parvenir en Mai 2002. Je le présente avec son accord, ayant seulement enlevé les prénoms afin de respecter l'anonymat.

<<j'ai adoré votre texte sur le regard...
J'ai 2 enfants : une fille de 7ans et un garçon de 4 ans .
Lorsque ma fille est née j'ai été frappée par son regard, la force l'intensité avec laquelle elle me fixait, j'ai l'impression qu'elle ne m'a pas quitté des yeux pendant des heures. Je vois encore ses 2 grands yeux noirs. Le bonheur était absolu. C'est une enfant facile.
Pour mon fils, c'est horrible à dire, je ne peux pas me remémorer ses yeux, je n'en ai pas ce souvenir. L'émotion n'avait pas la même intensité que celle ressentie pour ma fille, ce qui est peut-être ce qui arrive pour les puînés. Lorsqu'il est né, on ne me l'a pas laissée longtemps au sein comme cela a été le cas pour sa soeur. La puéricultrice, me l'a retiré en me disant "vous avez bien le temps de vous en occuper de ce bébé". Je le vois encore tourné face au mur, dos à moi, loin de moi, j'étais incapable de me lever pour aller le chercher. J'étais malheureuse et l'imaginais malheureux aussi. Je ressens encore cette solitude, ce silence pesant (il ne pleurait pas), j'ai l'impression que cela a duré une éternité, je regrette souvent d'avoir subi cette situation, de n'avoir pas bravé l'interdit qui m'avait été fait de me lever. Lorsqu'une infirmière est arrivée dans la salle j'ai pu enfin lui demander d'approcher son lit et de me le donner dans les bras. Je culpabilise.
J'ai beau essayer de me souvenir, je ne vois pas ses yeux, comme je revois ceux de sa soeur. Je me souviens pourtant qu'il me regardait lorsque je l'allaitais. 
Je me souviens encore de l'angoisse qu'il suscitait chez moi (vers 2ans); lorsque je le disputais, ou le reprenait, il fuyait mon regard en tournant la tête; j'avais l'impression ne pas pouvoir, dans ces moments là, communiquer avec lui. 
Ce regard (son regard pour moi...) a toujours été une source d'angoisse ou d'anxiété pour moi; il semblait loucher, il est allé à 18 mois consulter un ophtalmo, ça n'était qu'un epichantus (excusez l'orthographe...). Depuis ça n'y paraît plus. Il n'est pas un enfant facile comme sa soeur peut l'être. Je pense aussi qu'il est en pleine crise oedipienne, son papa étant souvent absent j'en "bave" et me sens souvent comme "la mauvaise mère". Cela ne l'empêche pas d'être adorable et d'avoir des yeux noirs magnifiques!!!

Le regard a toujours été important pour moi, je me souviens toujours de la couleur des yeux , même ceux des personnes que je n'ai vu ou aperçu qu'une fois, et j'ai toujours été frappée par ces enfants qui ne connaissent pas la couleur des leurs (j'ai été enseignante spécialisée et je suis maintenant rééducatrice) comme si aucun miroir n'avait existé, ni celui du regard de leur mère ou entourage, ni le leur, comme s'il y avait un interdit de se regarder, de se voir. Combien de fois ai-je vu d'enfant face au miroir, en rééducation, mais ne se jetant jamais un coup d'oeil, comme pour me signifier une transparence de regard qu'ils auraient eu à subir...
>>

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