Marc-Alain Ouaknin, rabbin-philosophe :
" Mes dix commandements "

 Pascale Senk

 

Véritable “obsédé textuel”, le rabbin philosophe nous offre une lecture très personnelle des tables de la loi. Un exercice de style, traditionnel dans le judaïsme, dans lequel ce n’est pas tant l’interprétation qui compte que l’invitation à la réflexion.

 

 

Remarquable exégète de la Torah (les cinq premiers livres de la Bible) et du Talmud (commentaires de la Torah), Le rabbin Marc-Alain Ouaknin est aussi philosophe, poète, professeur de littérature comparée à l’université de Bar-Ilan à Tel Aviv, amoureux de Kafka et de Bobin, " encyclopédiste " de blagues juives et amateur de concepts psychanalytiques.

Grand questionneur devant l’éternel, Marc-Alain Ouaknin préfère les interrogations aux réponses dogmatiques. Véritable " obsédé textuel ", il vient de prouver qu’il excellait aussi dans la transmission orale. Pour preuve, le succès du cycle de ses conférences sur les Dix Commandements données cette année à la synagogue Copernic, à Paris. L’exercice a une tradition : dans le judaïsme, bien lire les textes sacrés revient à les questionner sans jamais se contenter d’une explication univoque. " Un texte qu’on va étudier 101 fois n’est pas le même que celui qu’on étudiera 100 fois. "

Chacune de ses conférences est donc le fruit de plusieurs semaines de déchiffrement des textes et de confrontation de ses découvertes avec celles des philosophes et des psychanalystes Comme dans la tradition hassidique, les blagues juives remplissent ici une fonction très sérieuse : " Elles visent à dénouer l’inconscient et à provoquer une “fracture neuronale” dans les schémas de pensée figés pour enfin entendre une parole différente ", explique-t-il.

Voici quelques moments clefs de ces conférences hors normes qui n’ont qu’une visée : dynamiser notre réflexion.

 

 

 

I. “Je suis l’Eternel, ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Egypte, d’une maison d’esclavage…”

D’emblée, le concept de liberté s’impose. " Si je suis à l’image de ce Dieu de libération, commente Ouaknin, je dois moi aussi produire de la liberté. Comment ? Par l’interprétation des textes, qui, loin d’être seulement une opération intellectuelle, permet justement d’inventer son histoire, de sortir de l’enfermement d’un destin, de ce qui est écrit. " Ce commandement est donc une invitation à être novateur dans l’action, à inventer de nouvelles formes de vie, de nouvelles formes de pensée notamment en abolissant les préjugés. " Il faut avoir la liberté d’inventer pour inventer la liberté ", écrit le Chrétien Paul Ricœur.

 

 

II. “ Tu n’auras pas d’autres dieux que moi ”

Dieu, Elohim dans le texte original, signifie aussi en hébreu " institutions de justice ". " Ce que l’on considère ici comme du divin, note Ouaknin, est en rapport avec la justice. Autrement dit, Dieu ne s’atteint que par la relation juste, la relation éthique, c’est-à-dire la responsabilité et l’amour… Dieu ne s’atteint que par la relation aux autres hommes. Pour reprendre Emmanuel Lévinas, c’est " interdire à la relation métaphysique avec Dieu de s’accomplir dans l’ignorance des hommes et des choses ".

III. “ Tu ne prononceras pas le nom de Dieu en vain”

Le verbe hébreu signifiant "prononcer" veut aussi dire "élever". Ce commandement peut ainsi se comprendre : "Tu n’élèveras pas le nom de Dieu si haut qu’il devienne vain. Une occasion de rappeler que Dieu ne doit pas être tenu loin des choses terrestres, consigné dans un Très-Haut inaccessible et perdant toute proximité avec les hommes. "Et ce sont notamment les institutions de justice qui permettent cette proximité, reprend Ouaknin. Nous sommes ramenés ici à la responsabilité, non pas de Dieu, mais des hommes. La question n’est donc pas de savoir où était Dieu pendant la Shoah, mais où étaient les hommes avec leurs institutions de justice et leurs règles morales."

 

IV. “ Souviens-toi de sanctifier le jour du Sabbat ”

Traduction littérale : "Tu seras toujours en train de te souvenir de ce jour à venir." Ce commandement invite à une véritable éthique du futur. "A chaque moment de notre existence, explique Marc-Alain Ouaknin, il y a un espoir. Le Sabbat est ce jour de fin de semaine où l’on peut apprendre à regarder le monde de manière nouvelle, comme s’il apparaissait pour la première fois." Ecole du regard, de l’écoute, cette loi nous pousse à sortir de l’ornière des habitudes. Car "l’habitude nous déshabitue d’habiter l’essentiel".

Autre dimension invoquée : la responsabilité qui consiste à transmettre un monde viable aux générations futures. " Le Sabbat nous apprend à retenir les gestes qui pourraient être destructeurs. Dans le domaine de l’écologie, par exemple, respecter ce commandement revient à connaître les gestes qui protègent la planète où vivront nos
enfants. " Pour Ouaknin, tel est d’ailleurs l’amour le plus absolu : " Aimer, ce n’est pas seulement aimer celui qui peut me rendre l’amour. C’est aimer celui qui n’est pas encore là et qui sera là quand j’aurais moi-même disparu. "

 

V. “ Tu honoreras ton père et ta mère ”

Reprenant, après le psychanalyste Daniel Sibony, la traduction littérale – " lourd ton père, lourde ta mère " –, Ouaknin interroge : " Qu’est-ce que “lourder” son père et sa mère ? C’est donner suffisamment de poids à leur histoire pour ne pas avoir à la répéter. " En respectant son parent pour ce qu’il est, en prenant en compte son histoire sans nécessairement vouloir réparer ce qui n’y a pas été accompli. Une proposition commune à la Bible et à la psychanalyse pour échapper à la névrose. En hébreu, ke av, " comme le père ", est le même mot que quéev, la " souffrance ". " A partir du moment où l’on est dans l’imitation du père, on est dans une douleur existentielle. "

S’inspirant de l’Œdipe de Sophocle, Ouaknin développe ce concept : "Au moment où Œdipe tue Laïos, tous deux se croisent au carrefour de trois routes, dans un “Y” qui évoque le sexe de la femme. Le père (par l’acte sexuel) et le fils (lors de sa naissance) empruntent le sexe maternel, explique Ouaknin. Et il y a inceste lorsque l’enfant emprunte le même chemin dans le même sens que le père. […] L’éducation juste d’un enfant, c’est l’aider à trouver son propre chemin, le sens de sa vie."

 

VI. “ Tu ne tueras pas ”

Rachi, le plus grand commentateur de tous les temps, ne dit strictement rien concernant ce commandement, remarque Ouaknin : " Un tel silence est déjà un commentaire en soi. Il nous invite à penser que le silence est le fondement même de la violence qui conduit au meurtre. " L’histoire d’Abel et Caïn le confirme : " Et Caïn se leva vers son frère Abel, ils étaient dans le champ, et il lui dit : “…”, et il le tua. " Un texte biblique où, entre des guillemets, il n’y a rien… ! J’en déduis que le fondement même de la violence, c’est soit l’incapacité de parler, soit le fait de parler en “enfermant” au lieu d’ouvrir au dialogue, au partage… "

 

VII. “ Tu ne commettras pas d’adultère ”

On apprend que l’adultère ne concerne pas seulement le rapport sexuel entre un homme, marié ou pas, et une femme mariée. " Ce qui est condamnable, c’est une forme d’amour vécu sans conscience ni responsabilité pour l’enfant qui pourrait advenir de cette relation. " Un enfant auquel on ne pourrait pas raconter son histoire, un bâtard, c’est-à-dire un mamzer : mam (le défaut) et zer (l’étranger). " Il y a là un défaut lié à l’étrangeté : l’enfant né de l’adultère se retrouve dans le mensonge à chaque fois qu’il prononce le mot “Papa”, explique Ouaknin. Dans la tradition hébraïque, le mensonge est une distorsion du lien généalogique, une maladie, un “mal-dit” de ce lien. […] La psychanalyse ne s’intéresse-t-elle pas aux non-dits captés par l’inconscient du sujet ? Etre, c’est notamment être raconté par la parole de ses géniteurs. Le septième commandement peut donc être entendu ainsi : “Ne fais pas souffrir l’autre en lui rendant impossible d’entendre sa propre histoire.” "

Ouaknin se met alors à raconter une blague juive. " Oui, prévient-il, l’humour fait aussi partie de la pensée... Un jour, monsieur Lévy va voir le rabbin. “Rabbi, je ne retrouve plus ma montre. Quelqu’un de la communauté me l’a volée. Comment puis-je découvrir le voleur ?
— Tu n’as qu’à aller à la synagogue au prochain sabbat et, à la lecture des dix commandements, observe bien le visage des hommes. Quand on prononcera à haute voix le “Tu ne voleras pas”, le coupable aura probablement l’air honteux et ainsi tu le reconnaîtras…”
Quelques jours plus tard, le rabbin rencontre monsieur Lévy : “Alors, as-tu récupéré ta montre ?
— Oui, rabbi.
— Est-ce grâce à la lecture du huitième commandement ? demande le rabbin.
— Non, mais quand on a lu les lois à haute voix, au commandement “Tu ne commettras pas d’adultère”, je me suis soudain souvenu : j’avais oublié ma montre chez madame Cohen !“

 

VIII. “ Tu ne voleras pas ”

En hébreu, le " vol ", le " rapt ", shod, est identique au mot shad, le " sein " de la mère. Ce commandement évoque les sevrages mal réalisés. Et Ouaknin d’analyser : " Un voleur, c’est quelqu’un qui veut retrouver le sein de sa mère. Quelqu’un qui n’a pas reçu de parole de séparation. Toute mère devrait dire : “Ceci est mon corps, ceci est mon sein et, bien que nous ayons fusionné pendant neuf mois de grossesse, bien que nous ayons eu un corps à corps symbiotique pendant l’allaitement, tu dois maintenant te séparer du sein.”L’enfant à qui l’on n’a pas donné cette parole sera toujours dans la volonté de retrouver cet objet perdu."

Cette loi évoque donc la nécessité d’une parole de maturation, seule capable de transmuer le
désir d’avoir, de thésauriser, d’amasser, en désir d’être. "Eduquer quelqu’un, rappelle Ouaknin, c’est l’encourager, grâce à cette parole de séparation, à désirer être lui-même. Sinon, en le maintenant dans le seul désir d’avoir, on commet un vol, et pas n’importe lequel : le vol de l’être."

 

 IX. “ Tu ne commettras pas de faux témoignage”

"Ce commandement est l’un des plus difficiles à suivre", prévient Ouaknin. Ce qui est à éviter ici : une parole qui cède aux cancans, qui "parle" sur les autres, qui enferme son prochain dans une catégorie alors que justement le "prochain", rea, se traduit par "celui qui est instable, changeant". "Aimer l’autre, c’est lui laisser la possibilité d’être toujours en évolution, triste un jour, gai un autre jour."
Pour Ouaknin, l’amour doit donner plus qu’il ne prend : " Regardez la différence entre le lac de Tibériade et la mer Morte : le premier reçoit les eaux du Jourdain et les reverse, les redonne. La mer morte, quant à elle, se remplit des eaux du Jourdain mais ne les redonne pas. Je définis le mortifère ainsi : quand je suis capable de recevoir, mais incapable de donner. "

S’impose alors l’histoire de David et Moshe, deux cousins très liés. Au moment de mourir, David appelle son cher cousin à son chevet et lui lègue sa fortune. " Cependant, lui annonce-t-il, je te demande une chose : va voir ma pauvre femme, donne-lui l’argent que tu veux et garde le reste pour toi. " Moshe exécute ses dernières volontés : il garde
3 millions de dollars et donne 30 000 dollars à la veuve. Mais, quelque temps après, celle-ci va voir le rabbin et se plaint du peu d’argent reçu. Le rabbin va parler à Moshe : " Moshe, qu’as-tu fait de la fortune de David ?
— J’ai fait comme il m’a dit, répond Moshe. David m’a dit : “Donne ce que tu veux et garde le reste pour toi.”
— Ce que tu veux ! s’exclame le rabbin. Qu’est-ce que tu veux, Moshe ?
— Eh bien, 3 millions de dollars !
— Alors, “ce que tu veux”, 3 millions de dollars, donne-le à la veuve… et garde “le reste”, 30 000 dollars, pour toi, dit le rabbin. Voilà ce qui est juste. "

 

X. “Ne convoite pas la femme, la maison, tout ce qui est à ton prochain”

La " femme ", la " maison " sont pour Ouaknin des métaphores du lieu originel. Ce commandement n’évoque pas seulement l’envie, la convoitise de biens extérieurs, mais renvoit à un désir existentiel de l’homme : le savoir sur sa propre origine. " Celle-ci nous est en effet toujours cachée : dans le jardin d’Eden, l’homme ne connaît pas l’origine de la femme, la femme ne connaît pas l’origine de l’homme. "

Reprenant les intuitions de la psychanalyste Marie Balmary, dans “le Sacrifice interdit” (1), Ouaknin évoque cette part d’" inconnaissance " de l’autre, ses zones cachées. " Le fameux arbre qu’on ne peut manger, dans le jardin d’Eden, représente cet autre. Or en préserver le mystère nous empêche de le dévorer. "
Mon prochain a toujours droit à cette part d’inconnaissance, car il n’est pas un objet. Or ce mystère, parfois douloureux, sur notre origine et cette part d’inconnaissance génèrent justement un puissant moteur dans nos vies : le désir… "

 

ENTRETIEN :

“Je revendique l’athéisme métaphysique”
Vous avez récemment déclaré : " Je suis un rabbin athée, Dieu merci ! " (1) Un athéisme paradoxal ?
Je revendique " l’athéisme métaphysique " dont parle le philosophe Lévinas, dans “Totalité et infini” (2) : une forme de relation à Dieu qui n’est ni la voie mystique dans laquelle l’homme " monte " tellement vers Dieu qu’il s’annule dans le " Grand tout ", ni l’idolâtrie qui fait tellement " descendre " Dieu dans le monde des hommes que celui-ci devient une idole. Je propose une relation qui maintient une distance entre Dieu et l’Homme. Le texte, et l’interprétation des Textes, est justement le tiers grâce auquel on évite collusion et confusion.

Ce qu’on nomme aujourd’hui " spiritualité laïque " ?
Je me méfie du terme de "spiritualité laïque" s’il signifie le rejet de toute pratique. Le mot "foi" en hébreu renvoie essentiellement à la notion de fidélité. Ni religieux, ni laïc, je me situe dans la lignée de ceux pour qui la spiritualité est une recherche, un questionnement et une fidélité à ce qui leur a été transmis. Une référence pour moi reste Albert Cohen qui écrivait, à plus de 80 ans, dans ses “Carnets 1978” (3) : "Dès que je crois, je trébuche et je ne crois plus. Dès que je ne crois plus, je me relève et je veux croire."

Comment vivre cette spiritualité au quotidien ?
Par l’humilité, la générosité et le refus de l’égoïsme. Dans le judaïsme, est pur tout ce qui a trait à la générosité pour l’autre, est impur tout ce qui est en rapport avec l’enfermement sur soi et la mort. Le mot " clef ", selon moi, c’est la bonté. Pas le bien, qui n’est qu’un mot, mais la bonté, au sens de " petit geste ". Car c’est là qu’est le véritable amour : dans les petits gestes.
(Propos recueillis par Pascale Senk)

1- In “L’Express” du 11 juin 1998.
2- LGF, 1990.
3- Gallimard, 1992.

 A LIRE :

De Marc-Alain Ouaknin :
“Les Dix commandements"
La version écrite de ses conférences (Le Seuil, à paraître en janvier 1999).

“C’est pour cela qu’on aime les libellules”
Toute sa philosophie existentielle (Calmann-Lévy, 1998).

“Les Mystères de l’alphabet”
La mémoire de chacune des lettres de notre alphabet (Assouline, 1997).

“Symboles du judaïsme”
Commentaires et analyse des rites et mythes du judaïsme (Assouline, 1995).

“Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque” Histoire de l’hassidisme et de la mystique juive (Albin Michel, 1992).

 DECALOGUE :

Une main tendue
Les lois du décalogue se présentent en deux parties, cinq à gauche, cinq à droite : " Dans cette construction, explique Marc-Alain Ouaknin, on peut voir l’image d’une main et de ses doigts. Principal instrument de mesure pendant l’Antiquité – on comptait sur ses phalanges –, la main a permis à l’homme de penser le monde et sa relation à l’autre. Parce qu’elles sont structurées comme une main ouverte, une main qui partage, qui donne et qui reçoit, ces dix paroles nous parlent essentiellement du don. " Elles sont aussi gravées sur la pierre.
Tous les maîtres se sont posé la question : " Pourquoi ne sont-elles pas écrites sur du papyrus, ou dans un livre ? s’interroge Ouaknin. Pierre, en hébreu éven, est une contraction des mots av “père” et ben “fils”. La pierre est donc le lieu du lien généalogique. Si nous recevons ces commandements, c’est pour les transmettre aux générations futures. Le commandement met l’homme qui le lit en situation d’engendrement, de filiation et de transmission. "

 Sommaire philosophie