Les Yeux clos / Odilon Redon ( 1840 - 1916 )
Musée d'Orsay . Paris
Un long visage blême, paupières baissées, bouche mutique. Cependant, cet être semble voir, parler, vivre. Il apparaît seul, immergé jusqu’aux épaules, tel un géant dans un océan infini à l’écoute du monde. Sur un fond de ciel gris-bleu, sa tête est légèrement inclinée vers l’épaule, comme pour tendre l’oreille vers le soleil et entendre ses secrets. Immobile, il s’abandonne dans une attitude de profonde méditation.
Cette peinture arrive après la naissance du dernier fils d’Odilon Redon et six ans après le début d’une série de décès dans son entourage : son frère et sa sœur, un fils mort-né et deux amis très chers. C’est peut-être pourquoi elle est connue comme un tournant dans son œuvre. En effet, Les Yeux clos sont la première transposition colorée de ses inspirations aux fusains. Cette œuvre est aussi celle qui révèle le plus son caractère mystique. Elle tiendra d’ailleurs lieu de manifeste pour le style symboliste.
Le peintre illustre ici sa divergence avec le courant impressionniste, qui sortit les chevalets pour peindre le visible. Il écrivit d’ailleurs à ce sujet : « Je ne crois pas que la pensée prise pour ce qu’elle est en elle-même ait à gagner beaucoup dans ce parti pris de ne considérer que ce qui se passe en dehors de nos demeures. […] Tout bien considéré, ces peintres très estimables ne sèmeront pas dans le riche domaine de l’art des champs bien fondés. »
Odilon Redon, lui, ferme les yeux pour peindre. Il se nourrit de la pensée, du rêve, de sa vision subjective et de son interprétation du réel.
Même s’il lui arrive de reproduire attentivement des objets de la nature, Odilon Redon s’en sert comme point de départ pour se laisser ensuite aller dans une œuvre imaginaire : « Après un effort pour copier minutieusement un caillou, un brin d’herbe, […] ou tout autre chose de la vie vivante ou inorganique, je sens une ébullition mentale venir : j’ai alors besoin de créer, de me laisser aller à la représentation de l’imaginaire. »
A côté de ses Noirs, comme il les nomme, Les yeux clos apparaissent comme une peinture intimiste et sereine bien qu’émane d’elle une certaine mélancolie. En effet, ses dessins, ses lithographies et ses fusains exécutés entre 1875 et 1890 évoquaient des scènes souvent tragiques, fantastiques ou encore oniriques, peuplées de monstres, de personnages hybrides, d’êtres animés de toutes les perversités humaines. Huysmans écrira au sujet de son œuvre : « ces visions hallucinées inconcevables, ces figures étranges, ces yeux fous jaillissent de visages humains « et affirmera : « C’était le cauchemar transporté dans l’art. »
En 1890, Les Yeux clos semblent donc effectivement une œuvre majeure dans la vie artistique d’Odilon Redon pour sa singularité. Elle symbolise le passage du noir à la couleur. Cette peinture représente le monde intérieur de l’artiste. Elle semble être aussi être une respiration avant d’entreprendre une nouvelle étape. Les yeux fermés flottant dans l’élément fondamental, l’artiste se ressource, se faisant, comme le dit Redon, le réceptacle des choses ambiantes : il reçoit du dehors des sensations qu’il transforme. Cette peinture peut se poser comme un bilan d’une partie de sa vie, une réflexion, une pause. Nous pouvons également supposer que cette œuvre symbolise un changement d’humeur chez Odilon. En effet, en 1913, il reconnaîtra dans son journal A soi-même qu’il avait souffert autrefois d’un esprit morose et mélancolique et que, depuis, il avait su, les yeux ouverts plus grandement sur toutes choses, que la vie que nous déployons peut révéler aussi de la joie. Ses yeux aux paupières fermées sont en fait ouverts sur le psychisme de l’être, les autres sens faisant le lien avec le monde extérieur. La lumière, source première de l’artiste peintre, caresse son visage et donne l’impression de pénétrer son âme. Les yeux clos, il semble vouloir se fondre dans l’Univers.
Céline VAYE