Otto Dix : Les joueurs de Skat
Huile et collage ( 1920 )
Les Joueurs de Skat mettent en
exergue à la fois la violence nouvelle infligée aux corps
des combattants par la guerre moderne et les tentatives de reconstruction des
corps par
la médecine. Le corps se pose ici en trait d’union entre la guerre et la
médecine. Ce travail
souligne également la place que le peintre accorde au corps dans son œuvre, et
qui
constitue le point saillant de notre contribution.
En fait, les Joueurs de Skat
consacrent le passage de l’invisibilité à la visibilité voire à
l’exhibition des corps mutilés dans l’immédiat après-guerre. En tout cas, il
s’agit de la
première représentation de Dix sur la guerre après la guerre. C’est aussi la
première entreprise
de représentation des corps de combattants mutilés, devenus anciens combattants.
En même temps que ce premier travail rend compte du recours à l’acte pictural,
il
révèle le passage de la violence infligée aux corps dans l’espace public.
Dix concentre toute son attention
sur les dégâts faits aux
corps. D’ailleurs la minutie avec laquelle il s’applique à représenter les
mutilations oblige
le spectateur à un effort de représentation du réel, qui apparaît à ses yeux
presque irréel.
Le recours à la technique du collage renforce l’idée d’un assemblage des corps
réalisé à
partir de pièces hétéroclites. En effet, aux corps disloqués s’ajoutent des
corps étrangers,
les prothèses intégrées ou imbriquées dans les corps. Les corps apparaissent
ainsi mécaniquement
assemblés. Le joueur de gauche, dont la manche droite est vide, sort de sa
manche gauche une main articulée avec laquelle il pose ses cartes sur la table.
Le bras
droit du joueur installé à droite exhibe une prothèse articulée qu’il rend
mobile grâce à
un mouvement d’épaule ; sa main droite, comme celle son voisin d’en face, est
une prothèse
articulée.
Les mutilations renvoient bien sûr à la violence subie pendant la guerre mais
aussi de
l’impuissance des médecins à réparer les corps dont témoigne le recours à
l’appareillage
prothétique. Celui-ci s’apparente à une forme de camouflage ou de cache misère :
il
s’agit de tenter de rendre invisible les destructions subies. Ainsi, chez le
joueur de droite,
au-dessus de son col officier, une prothèse tente de combler l’absence de
mâchoire inférieure.
Son articulation repose sur un système de poulies qui masque en partie, une
large
cicatrice de la joue gauche. Un assemblage de pièces en aluminium soutient sa
lèvre inférieure
fournie. L’extrémité du nez du joueur de droite est recouverte d’un bandeau en
cuir noir noué autour de sa tête. La coiffure est soignée, l’œil et le sourcil
du côté apparent
semblent avoir été épargnés. Sur sa prothèse, Dix a apposé une inscription. Le
joueur du centre a posé une partie de ses cartes sur la table, les maintenant
droites par
le biais d’un support en argent. Il tient le reste de sa donne dans la bouche.
Son visage,
comme celui de son voisin de gauche, porte une prothèse qui remplace sa mâchoire
inférieure
sans parvenir toutefois à dissimuler une perte de substance importante de la
joue
gauche. Il porte une demi-moustache noire relevée. Son œil gauche est fixe,
artificiel.
Le peintre met l’accent sur les visages et les mains. Mais les regards sont
vides et les
prothèses ont privé les mains d’expression. Dix insiste sur l’expressif en
autrui pour
mieux souligner l’anéantissement de l’homme. Le joueur de gauche est présenté
vue de
profil afin de rendre visible la trépanation et l’orbite droit absent. Les
espaces vides
(bras, jambes, trous dans les visages) mettent l’accent sur le renoncement
absolu à rendre
une humanité aux corps détruits.
L’utilisation du clair/ obscur nous révèle les corps d’anciens soldats
dé-membrés. On note
ainsi l’absence quasi-totale de membres inférieurs, remplacés par des pilons ou
des jambes
de bois articulées.
Les corps sont coupés en deux, happés par la guerre. Le joueur de droite n’est
plus qu’un
demi-homme alors que celui de gauche porte une pilon qui suggère l’amputation
jusqu’à
mi-cuisse ; de sa jambe droite, il brandit son jeu de cartes qu’il manipule avec
ses orteils
dénudés. Il nous montre trois cartes. Le joueur au centre exhibe les moignons de
ses
jambes toutes deux munies de pilons. On ne distingue pas ses membres supérieurs.
Mais Dix parvient à métamorphoser l’effroyable et le hideux en grotesque voire
en ridicule.
Dans l’exhibition tout d’abord par les anciens combattants de leurs propres
mutilations,
dans le fait qu’ils trouvent dans leurs blessures une fierté, une forme de
valorisation
voire d’héroïsation. Le joueur de droite porte d’ailleurs sa Croix de Fer. La
perte de
dignité est poussée ici jusqu’à l’impudeur comme le souligne le sexe apparent du
joueur
de droite. Les corps ressemblent à des marionnettes, à des pantins mécaniques,
il ne
s’agit plus que de reliquats de corps, conséquence de la folie guerrière. Le
ridicule se retrouve
ensuite dans les prothèses auditives que Dix représentent comme un jouet : le
joueur de gauche porte un tuyau qui part de son oreille droite jusqu’à une
petite cornette
posée sur la table ; de même que chez le joueur qui fait face, sort de son
oreille gauche,
comme son voisin de droite, une sorte d’amplificateur.
Le jeu de cartes cimente la sociabilité des anciens combattants en Allemagne. Le
Skat
rassemble trois joueurs, telle une association macabre comme celle d’une danse
qui
s’inscrit sur la prothèse crânienne du joueur placé au centre de l’œuvre et sur
laquelle on
distingue deux corps dansant. Ici les trois joueurs nous montrent leurs jeux.
S’ils semblent
avoir les cartes en main, le contenu est dévoilé parce « les jeux sont faits ».
Ces
derniers étaient même truqués puisque l’on remarque deux cartes identiques. Leur
destin
leur a échappé, il était écrit.