Psychanalyse et religion : la pensée de Freud
Les analyses de Sigmund Freud sur la religion sont à la fois précises et diversifiées. Elles s'étendent sur presque toute son œuvre, des années 1909 à ses derniers écrits en 1938-1939. Freud fait partie des nombreux Juifs non religieux mais attachés à leur culture, cosmopolites et très bien intégrés à la société viennoise même s'il leur arrive de souffrir de l'antisémitisme. Freud fit activement partie d'une association juive non confessionnelle, les B'naï Brith, de 1897 à 1907 et resta en lien avec elle jusqu'en 1926.
Dans la pensée freudienne, culture grecque classique et culture biblique coexistent. C'est dans la tragédie grecque que Freud puise sa référence à œdipe, mais son intérêt pour Le Moïse de Michel-Ange (1914) s'enracine aussi dans sa fascination pour le personnage biblique. Deux figures bibliques sont en effet fréquemment sources d'identification pour Freud. Il y a d'abord Moïse, prophète et chef du peuple, à qui Dieu a confié les tables de la Loi ; l'autre figure est celle de Joseph : sacrifié par ses frères, il est emmené en Egypte où la femme de Putiphar, conseiller de Pharaon, éprise en vain de lui, suscite son emprisonnement dont le sauve son talent de déchiffreur de songes.
Freud enfant eut une nourrice, sa « nania », catholique très pieuse. Il fut circoncis en 1866, apprit l'hébreu ; sa famille, peu pratiquante, respectait les grandes fêtes juives. Adulte, il reçut de son père une Bible illustrée, de Philipsson, qu'il conserva toute sa vie. Yosef Hayim Yerushalmi et d'autres auteurs ont pu établir sa très bonne connaissance des écrits bibliques. Il n'est pas difficile non plus de montrer comment la pensée et l'écriture freudiennes, dès L'Interprétation des rêves (1900), héritent aussi de la tradition juive du commentaire, toujours à la fois très ancrée dans la lettre du texte et très libre dans son interprétation.
Sur les religions primitives
Les premières réflexions freudiennes sur la religion partent des ressemblances entre symptômes névrotiques et pratiques religieuses. Freud les compare aussi à ce qu'il croit pouvoir reconstituer de l'enfance des peuples, conçue comme analogue à l'enfance des individus. Ce travail aboutit en 1913 aux quatre essais qui constituent une œuvre majeure : Totem et Tabou, première grande synthèse sur la fonction de la religion en même temps qu'une interprétation des origines de la civilisation.
L'objectif de cet essai est de rendre compte des interdits de l'inceste et du meurtre, de la constitution du lien social, de la culpabilité. Les faits sur lesquels Freud réfléchit sont de deux ordres : comment comprendre les interdits si rigides des sociétés primitives ? Comment rendre compte de l'attitude si particulière des sociétés traditionnelles vis-à-vis de l'animal totem, pour lequel coexistent, selon les moments et les personnes, des prescriptions interdisant de le chasser et de s'en nourrir et des prescriptions exigeant d'en faire une nourriture privilégiée ?
L'œuvre s'organise en quatre textes : le premier, centré sur l'horreur de l'inceste, s'attache aux raisons psychiques de l'évitement de l'inceste ; le deuxième décrit les tabous, interdictions anciennes portant sur les désirs les plus intenses et suscitant une fascination marquée par une forte ambivalence ; le troisième essai part de la caractérisation de l'animisme, croyance au caractère animé de la nature (toute réalité comporte une âme), mais s'attache surtout à la croyance en la toute-puissance des pensées qui se retrouve aussi dans la magie comme dans le fonctionnement psychique de la névrose obsessionnelle. Considérations actuelles sur la guerre et la mort (1915) y reviendra à propos de la croyance aux esprits comme réaction devant la mort. Le dernier texte s'attache au totémisme, dont Freud recherche les origines, ce qui l'amène au mythe de la horde originaire et du meurtre du père.
Horde inorganisée, l'humanité naissante serait donc soumise à la domination du plus fort, le chef de la horde, qui n'aurait nulle raison de partager ni son pouvoir ni les femelles. Mais la tyrannie du chef suscite la haine chez ses fils qui finissent par le mettre à mort. Or le meurtre n'est pas aussi libérateur qu'on pouvait le souhaiter : loin d'aboutir à un déploiement sans frein des pulsions, il suscite à la fois culpabilité et alliance. Culpabilité car le chef, une fois mort, n'est plus craint ni haï, mais admiré et révéré du fait même de sa force. Alliance car, se rejoignant dans cette culpabilité, aucun des fils ne peut prendre la place du père : ils ne peuvent que s'allier pour s'interdire mutuellement le pur rapport de force. Le lien social repose ainsi sur l'alliance entre les frères coupables : il s'enracine dans l'homosexualité latente (et non agie), mais aussi dans la culpabilité ? seule limitation interne susceptible de freiner l'appétit pulsionnel de pouvoir et de jouissance ?, pour créer des rapports sociaux dans lesquels la personne et les droits de l'autre sont pris en compte.
Dans la fin de son texte, Freud soutient mordicus la réalité logique de ce meurtre imaginaire, et maintiendra toute sa vie cette position. Tout au plus concède-t-il parfois que ce furent peut-être de multiples situations de ce type, des chefs de horde mis à mort, qui firent entrer dans l'humanité cette structuration universelle, sans qu'on puisse remonter à un événement unique. Par ailleurs, il repère dans les religions monothéistes ultérieures, en particulier le christianisme, la permanence de cette structure fondée sur le meurtre (du Fils cette fois, par déplacement) et le repas totémique (l'Eucharistie).
Après s'être intéressé aux formes primitives de la religion dans Totem et Tabou, la réflexion de Freud va se porter sur ses formes contemporaines, notamment par l'analyse de ses rites et croyances. Dès 1907, dans son article « Actions compulsionnelles et exercices religieux », Freud opérait un rapprochement entre les rites religieux et les rituels privés de la névrose obsessionnelle. Si l'on admet que les rituels visent à protéger de l'angoisse, il faut attribuer la même fonction aux rites religieux. Eux aussi ont pour base la répression, le renoncement à certaines forces pulsionnelles ; elles mettent aussi en œuvre la culpabilité et l'angoisse d'une attente de châtiment, y compris devant une tentation non assouvie. De ce point de vue, on peut donc considérer que les religions épargnent à bien des individus la nécessité de se construire une névrose particulière, dans la mesure où leurs rites collectifs parviennent à contenir l'angoisse des croyants.
Les rituels religieux apaisent donc l'angoisse, en même temps qu'ils l'entretiennent ; de même, ils reposent sur des croyances qui ont une fonction de réassurance ; l'analogie cette fois n'est plus la névrose obsessionnelle, mais l'hallucination. Dans L'Avenir d'une illusion, publié en 1927, Freud montre qu'il existe un lien entre les monothéismes et le maintien à l'âge adulte d'une protection paternelle : le Dieu tout-puissant des monothéismes joue à l'égard des croyants le même rôle protecteur que le père à l'égard de ses enfants ? à la condition de satisfaire les exigences de ce père par l'observance des exigences morales. Deux ans plus tard, dans Malaise dans la culture (1929), Freud aborde un nouvel aspect du sentiment religieux. Dans une correspondance avec Romain Rolland, qui refusait de réduire le sentiment religieux à une régression vers l'enfance, ce dernier évoquait un « sentiment océanique » ? état de conscience particulier ou l'esprit éprouve un sentiment de fusion avec le cosmos, où la conscience se dissout dans un grand tout. Dans Malaise dans la culture, Freud se réfère à ce sentiment océanique qui ne serait que secondairement canalisé dans des systèmes religieux.
La religion est donc pour Freud au fondement de la civilisation et du renoncement pulsionnel exigé par la culture. Mais comment comprendre que dans les sociétés modernes, la force de cette « illusion » persiste ? Telle est la question posée dans L'Avenir d'une illusion. Mais pour comprendre la position de Freud, il convient d'abord de montrer comment sa critique s'enracine dans son approche rationaliste.
La critique de la religion
A plusieurs reprises, Freud indique qu'on ne peut interdire à la pensée scientifique de s'interroger sur le religieux. Par ailleurs, la religion prétend donner des réponses à des questions qui angoissent les hommes. Sur ce point, la science ne peut en revanche pas se substituer à la religion car elle ne vise pas à répondre aux angoisses des hommes. Le point de vue freudien est donc d'abord celui d'un scientifique rationaliste.
Mais à la différence de la plupart des rationalistes, il ne néglige pas la force des idées religieuses. En 1921, dans Psychologie des foules et analyse du moi, puis en 1927 dans L'Avenir d'une illusion, Freud soulignait combien les idéaux religieux resserrent le lien social et participent à la constitution d'une communauté (tout en excluant violemment qui ne partage pas ces idéaux).
La religion est pour Freud une illusion. Cela ne veut pas d'abord dire qu'elle est fausse : mais elle obéit à une logique de désir et non à une logique de vérité. La petite secrétaire qui rêve d'épouser le grand patron est prise dans une illusion, même s'il peut arriver exceptionnellement qu'un patron épouse une petite employée. Le problème du désir religieux n'est pas tant qu'il ne se réalise pas, mais qu'il congédie les critères de vérité au profit d'une croyance collective (donc non délirante) qui satisfait le désir.
La raison principale qui pousse Freud à refuser la foi religieuse est en effet que le dogme instaure chez les croyants l'interdit du doute et, plus largement, fait reposer l'expérience religieuse sur un interdit de penser tout ce qui pourrait remettre en cause la conviction partagée par le groupe. Ainsi la foi devient-elle un empêchement à la pensée libre, personnelle et critique, et maintient les individus dans les illusions infantiles qui satisfont leurs besoins névrotiques.
Il reste que lorsque la croyance religieuse recule, sa force de conviction qui faisait accepter les renoncements pulsionnels s'affaiblit et il n'est pas sûr que les individus continuent à accepter les interdits nécessaires, ceux du meurtre et de l'inceste ? d'autant que notre culture a connu une inflation des interdits (monogamie, fidélité, chasteté de l'adolescente, etc.). Il serait donc essentiel de montrer rationnellement aux individus pourquoi les interdits sont nécessaires. Mais comment susciter la force affective, l'illusion elle-même nécessaire à une force de conviction qui entraîne le désir ? L'illusion rationnelle de la science se nourrit d'espoir, mais rectifie sans cesse ses hypothèses. Est-ce transposable à l'échelle de la société entière et de l'éducation de tous ses membres ? C'est sur de telles questions que se clôt L'Avenir d'une illusion.
L'analyse de l'illusion religieuse est reprise deux ans plus tard dans Malaise dans la culture sous un nouvel angle : celui du précepte religieux de l'amour du prochain. Selon Freud, cet idéal est à la fois illusoire et démenti par les faits. Ne pouvant se réaliser complètement, l'impératif moral d'amour du prochain ne peut conduire qu'au découragement ou à l'imposture. Il y a donc dans l'illusion religieuse un désir utopique (comme le monde serait magnifique si tout le monde s'aimait) qui conduit donc, dans la vie quotidienne, à des impasses.
La thèse des deux Moïse
Jusqu'à la fin de sa vie, Freud aura été hanté par la question religieuse. En 1938, après bien des hésitations, il se décide à publier ses réflexions sur Moïse. Moïse et la religion monothéiste comporte une thèse audacieuse : celle de l'existence de deux Moïse, l'un égyptien ? héritier du monothéisme d'un ancien pharaon, Akhenaton (personnage qu'avait étudié le psychanalyste Karl Abraham) ? qui fut tué, et le second guidant le peuple au désert et lui transmettant la Loi divine. Ainsi le mythe du meurtre originaire se retrouverait-il aussi dans le judaïsme.
D'un point de vue clinique, cet ouvrage fourmille de réflexions essentielles sur la notion de traumatisme et sur le devenir des traumatismes. Mais en même temps, il tente d'apporter une réponse à la question en suspens de la puissance des idées religieuses. C'est parce qu'il resurgit après avoir été refoulé, avec toute la force des phénomènes psychiques internes, que le monothéisme juif ? et plus largement l'appartenance juive ? se révèle si tenace, comme indéracinable au-delà même de la notion de croyance. Et c'est parce que sa tradition comportait l'interdit des images que la pensée juive se spiritualise sans s'enliser dans des symbolisations plus matérielles et figuratives comme la communion chrétienne ou le culte catholique. Freud parvient ainsi à unifier sa réflexion sur les religions, caractérisées par leur façon de traiter la culpabilité, de Totem et Tabou au judaïsme, religion du Père, et au christianisme, religion du Fils. Enracinée dans le traumatisme du meurtre du père, refoulée puis faisant retour de l'intérieur, l'expérience religieuse déploie toute sa puissance d'illusion, mais aussi de frein à la violence pulsionnelle, au risque de l'enfermement dans le rituel et l'interdit de penser, mais avec toute la puissance affective de l'expérience infantile.
Notons enfin que si Freud n'a jamais à proprement parler écrit sur la mystique, une note de 1938, reprise dans le deuxième tome de Résultats, idées, problèmes, indique la ligne de sa réflexion : « Mystique, l'obscure autoperception du royaume extérieur au moi, au ça. » Sans doute cette notation permet-elle d'entrevoir comment Freud se propose finalement d'interpréter le « sentiment océanique » dont lui avait parlé R. Rolland et qui, avouait-il, restait étranger à son expérience. A la fois diverse et unifiée, la réflexion freudienne sur la religion est rationaliste, mais c'est surtout celle d'un psychanalyste, qui est d'abord intéressé par les fonctionnements psychiques mis en œuvre. Parti d'une quête de l'origine et d'une méthode comparatiste qui l'amène à la construction d'un mythe originaire, il en vient à une réflexion sur l'expérience religieuse comme logique du désir, donc comme illusion dont il montre à la fois la force et les impasses. La position rationnelle apparaît alors comme un dépassement de l'infantile (qui inconsciemment nous habite toujours) par la pensée critique.