Inceste
et Jalousie, entretien avec Denis
Vasse
Interview par
Lise Mingasson, in
Esprit
mai 1995 p.189-194
Denis
Vasse, psychanalyste et jésuite, à
travers deux ouvrages, Se tenir
debout et marcher et
Inceste et jalousie, la question de
l’homme, nous convie à
une réflexion appuyée, d’une part,
sur le travail de prévention réalisé
par l’équipe du Jardin couvert, à
Lyon, auprès d’enfants de moins de
quatre ans - dans la ligne de la
Maison verte créée par Françoise
Dolto - et, d’autre part, sur
l’expérience analytique menée auprès
d’adultes. A travers le témoignage
de la souffrance parlée des adultes
ou le regard porté sur les enfants,
leur manière d’être, de dire et de
se taire, le lecteur est sans cesse
ramené à une question centrale :
celle de la jalousie. Dans cette
réflexion, Denis Vasse apporte à la
jalousie un éclairage inhabituel,
comme lorsqu’il parle du mensonge,
de l’inceste, ou de la chasteté.
Avec ces mots, non pas quotidiens
mais d’usage courant, il nous parle
d’autre chose ; .il restitue au
langage un sens enfoui, une force
dérangeante. Ici, la jalousie est
définie comme état structurel
inhérent à la personne humaine, une
torsion présente dès l’origine en
chacun de nous, selon des modalités
différentes.
ESPRIT
- Au coeur
des deux ouvrages se trouve la
jalousie, un sentiment que nous
éprouvons tous et auquel vous
attribuez une caractéristique
spécifique : son symptôme majeur
réside dans l’ignorance que nous en
avons. « Nous n’en voulons rien
savoir et nous ne savons rien de ce
vouloir ». Pourquoi sommes-nous
prêts à reconnaître en nous la
colère ou la tristesse, alors que
nous dénions la jalousie?
Denis
Vasse - Avec la jalousie, on est
conduit comme par un fil sur le
chemin de l’origine. A partir d’un
sentiment, la haine, la colère, la
culpabilité, l’analyse mène jusqu’à
la source et y fait découvrir la
jalousie ignorée, inconsciente.
Certes, on peut faire de la jalousie
un sentiment comme un autre
et dire « je suis jaloux sans aller
plus loin. On évite ainsi la vraie
question qui ouvre sur l’origine et
sur le désir de l’Autre
qui, comme le dit Lacan, est le
désir constitutif de l’homme. Le
jaloux se sent abandonné depuis les
commencements, il se sent exclu,
toujours en retrait du désir là même
où il a exclu l’Autre. C’est en se
persuadant qu’il est exclu et qu’on
ne l’aime pas qu’il manifeste à quel
point il est désirable.. Il ne cesse
d’en appeler au désir qu’il nie. Il
dit que le désir de l’Autre n’est
pas vrai. Tout ce qui est de l’ordre
de la jalousie met en cause le désir
de l’Autre. Elle l’accuse de ne pas
désirer là où c’est lui qui refuse
plus ou moins consciemment de
consentir au désir, d’être aimé.
L’amour, dit-il, ce n’est pas vrai
pour moi.
Quand
un enfant s’empare du jouet ou du
gâteau d’un autre, ce qu’il croyait
prendre lui échappe. Il s’en
désintéresse très vite. Ce qu’il
convoitait, ce n’était pas l’objet,
c’était la joie que l’objet était
censé procurer et, qui, hors du
désir dans lequel il était pris par
l’autre, devient inintéressant pour
lui. Le jaloux, en effet, ne peut
partager ni la joie de l’autre, ni
la sienne. Il veut confisquer la
joie pour en faire son plaisir. Le
jaloux, surtout quand il est comblé,
est seul dans une forme de
toute-puissance constamment déçue.
Souffrant d’une incapacité à
échanger les mots comme les choses,
il est pris dans un paradoxe cruel :
sa satisfaction devient son
tourment ; c’est, plus ou moins
consciemment, au sentiment d’être
rejeté qu’il tient le plus. C’est
lui qui exclut, mais se prenant pour
l’autre, il s’exclut lui-même ! La
jalousie est fondée sur le fantasme
que l’autre n’a besoin de personne,
qu’il se fait vivre lui-même, qu’en
lui-même, il est. Ainsi,
dévoré par l’envie, le jaloux se
nourrit de la déception orgueilleuse
de n’être pas cet autre. Il
voudrait, non pas ce que l’autre
possède, mais être ce que l’autre
est dans son rapport à l’autre.
Suivre le fil qui conduit à la
jalousie - analyser -, c’est
découvrir que, fantasmatiquement,
notre vie est fondée sur l’exclusion
de l’Autre à la place duquel se
trouve projetée une image de moi. Au
lieu d’être un parmi d’autres dans
la relation à un Autre, le jaloux
s’exclut du nous autres, de
ce lieu où nous nous ouvrons aux
autres dans la mesure où nous
recevons d’eux ce que nous ne
pouvons pas posséder et qui nous
constitue originairement : la
parole. C’est pourquoi il est si
terrible de le reconnaître. Il nous
faut toucher au mensonge inconscient
toujours projeté sous la forme d’une
accusation de mensonge de la part de
l’autre.
- La
jalousie contient tout,
affirmez-vous. Elle est dans
l’articulation de l’orgueil et du
mensonge. De quel mensonge s’agit-il
?
- Le
mensonge est un mot fort, pour moi.
Mentir, en définitive, c’est
interpréter l’histoire au bénéfice
de mes propres fantasmes - celui. de
la toute-puissance, en particulier.
Ainsi en est-il du bébé qui ouvre
les yeux : il croit que la vérité de
lui, c’est ce .qu’il voit, il
identifie sa sensation et ce qu’il
imagine à ce qu’il est. Sa vérité,
c’est sa mère. Le mensonge premier
est là, dans la confusion
pourrait-on dire des sensations et
de l’être, ou du moi et du sujet,
qui fait croire à l’homme qu’il est
né de ce qu’il touche et mange, de
ce qu’il voit ou sent, de sa mère -
et de son père. Si aucune parole,
aucune nomination ne vient le
délivrer de cet
emprisonnement dans la sensation
- les psychanalystes appellent ça
castration - c’est la parole
même qui se trouve exclue, son acte,
et, par là-même, omis le troisième
terme par la médiation duquel
nous sommes tous référés à
l’origine. Certes, nous naissons
d’une mère, d’un père, mais en tant
qu’hommes nous naissons de leur
alliance, de la parole qui est née
et qui naît entre eux et dans
laquelle nous sommes fils ou fille
inscrits dans une généalogie de
droit - celui que nous donne le nom
- et non seulement de fait.
Le
mensonge détruit ou exclut la
parole. C’est en cela et parce qu’il
la voile qu’il concerne notre
véritable origine, la vérité qui
parle. Et cette confusion empêche
l’ouverture à la parole. Sortir de
là c’est consentir à ne plus être
seul.
Quitter la jalousie qui .nous
enferme dans la sensation d’être
exclu faute de ne pas être moi
tout seul, c’est parler, c’est
s’adresser à quelqu’un, reconnaître
en lui la parole qui nous fonde.
C’est un acte de foi : croire que
quelqu’un peut répondre en vérité à
cette question, c’est .se .laisser
déplacer de l’endroit où nous sommes
enfermés,. le «moi» défensif,
sempiternellement enmuraillé par
la reproduction de sensations
sécurisantes. Parler à quelqu’un,
c’est courir le risque de laisser
chuter ce qu’on imagine.
Le
travail éthique de la mère, en
vérité, c’est, d’une part, de ne pas
se prendre pour ce que l’enfant
croit qu’elle est, et, d’autre part,
déprendre l’enfant de son image en
le référant au nom du père. C’est
laisser, entre eux deux, un écart,
une place que seule la parole tierce
ouvre dans la chair.
-
« Est incestueux tout ce qui
n’autorise pas la parole à se
manifester dans la chair dès le
commencement. La chair devient le
lieu d’une jouissance non chaste,
non référée à la parole… » Cette
définition que vous proposez, vous
l’illustrez par un patient évoquant
sa mère : « Une espèce de mère
qui regarde comme on se
nourrit ».
Où commence l’inceste
?
-
Considérons un bébé
dans les bras de sa mère, qui
serait pris dans la bouche, le
regard, le geste… La gravité de
l’acte est mesurée à la manière dont
l’enfant a été pris dans la
sensation. On peut dans l’analyse
repérer cet endroit, comme le fait
le patient. L’inceste le plus’ grave
est, à mon. avis, quand la chair est
touchée à ce niveau pré-verbal. Là
où le bébé n’a pas pu crier. Là où
il n’a pas les mots pour aller
rechercher la complicité dans la
sensation éprouvée. Les sensations
de l’enfant ne sont alors référées
qu’au plaisir de la mère, au lieu de
l’être à ce qu’il est lui-même,
c’est-à-dire à son nom. A ce
moment-là, la sensation devient
origine et elle vient à la place de
l’ouverture.
Ce
que je nomme la chasteté, c’est
lorsque la mère réfère à un autre
qu’elle-même son enfant. Elle lui
indique cet autre constamment, sans
même le vouloir. La chasteté n’est
pas de l’ordre d’un vouloir d’abord
moral, elle est inconsciente, de
l’ordre de la structure et du désir.
Quand
elle ne confisque pas les sensations
de l’enfant pour son plaisir, la
chasteté de la mère le délivre du
fantasme de la chair et l’autorise à
naître à la parole.
L’interdit de l’inceste entre en
vigueur dès le commencement. Avec
lui s’entre-dit la parole
originaire. Donner la vie, c’est
engendrer une chair parlante, et
tout ce qui vient sidérer la parole
dans la chair est incestueux.
Oui,
c’est lorsque quelqu’un sort de ces
positions incestueuses-là qu’il sait
à quel point elles étaient graves
pour lui. Tellement qu’elles ne
pouvaient qu’être déniées.
- Tout est-il
alors également grave ou pourrait-on
parler de degrés
dans l’inceste ?
- Au
plan de la structure profonde, faire
d’un enfant sa chose, de quelque
manière que ce soit, la mère qui
mange des yeux, le père qui force sa
fille, favorise ce que Lacan appelle
la tendance tangentielle universelle
vers l’inceste. Cela est vérifié
dans l’analyse. Mais on ne peut pas
dire que tout est égal. Il y a
forcément des degrés de gravité
quant aux répercussions de
l’inceste. Plus l’effraction du
corps de l’enfant a lieu tôt, au
stade précoce, entre la naissance et
l’apparition du langage, plus il
devient impossible au sujet
d’intégrer son corps en vérité. On
peut revenir de certains actes et
d’autres, non. Les actes qui
suppriment le chemin du sujet - il
faudrait dire les non-actes
- tuent la parole. Alors, l’inaccomplissable
s’accomplit dans une sorte
d’apocalypse des commencements qui
massacre tout sujet en instance de
révélation. La dénégation et le
dédoublement y règnent en maîtres.
-
Dans ce premier élan qui nous pousse
à aimer les père/mère/frère/soeur,
que vivons-nous qui nous marque du
sceau de la jalousie ?
Qu’aimeriez-vous faire ressortir du
« et » qui relie inceste et jalousie
?
- On
dénie en bloc inceste et
jalousie. Ce mensonge est
sinueux comme un serpent. On dit
ignorer ce qu’est l’inceste et on
passe toute sa vie à être d’une
jalousie effrayante. Mais le fait
d’être jaloux évite d’avoir à
reconnaître la dimension incestueuse
qui évoque la génération.
Lorsque nous sommes aux prises avec
la jalousie inconsciente, nous ne
croyons pas que la parole puisse
nous sauver et restaurer dans sa
vraie dimension, celle de
l’altérité, le désir. Pourtant,
quelle grâce et quelle liberté nous
éprouvons lorsque la jalousie
desserre son étreinte : il nous
devient possible de désirer
l’impossible, et que pourrions-nous,
d’ailleurs, désirer d’autre que
l’Autre ?
-
Au Jardin couvert, à Lyon, le
travail de prévention mené auprès
des enfants montre que de graves
malentendus se jouent dans l’enfance
et se manifestent souvent à propos
de la séparation. Bien qu’il soit
fréquent de confier l’enfant à la
nourrice, à la crèche, à l’école, il
semblerait que se séparer ne soit
pas si simple ?
- Au
Jardin couvert, nous ne cherchons
pas à réussir les séparations ou les
rencontres. Nous nous efforçons de
parler vraiment à l’enfant
comme à ses parents. Ce faisant nous
sommes amenés à pointer ce qui, en
eux comme en nous, ne veut rien
savoir de la séparation, et à mettre
des mots sur la résistance opposée à
sa découverte.
Parler vraiment à quelqu’un, c’est
le constituer comme sujet séparé.
C’est croire que je suis « je » -
sujet - croire qu’il peut
m’entendre, donc qu’il n’est pas
moi. Dans l’acte de parole se
constitue le « je », le « tu », le «
il », le nous. La parole
est la limite vivante du sujet, et
de cette différence-là naît l’unité
du genre humain. Ce n’est
qu’à partir de la différence que
l’on peut consentir à l’union.
Dans
le rapport de l’adulte à l’enfant,
l’essentiel n’est pas l’exactitude
de son discours mais la vérité ,de
sa position : l’exactitude des mots
n’est pas la vérité qui parle.
Exiger la première pour que ne se
pose pas la question de la seconde
est une attitude perverse. Le
malentendu ou l’erreur ne sont pas
graves en soi. Ils sont des
symptômes du roman familial, et leur
abord par le biais de
l’interprétation dénouera bien des
drames. Ce qui est grave et pervers,
c’est de « ne vouloir pas dire », de
ne pas .donner un lieu à la
parole. Cela manifeste le refus
d’avoir un corps et une histoire.
Le
non-dit - dont on parle souvent -
n’est vraiment nocif que lorsqu’il,
est menteur; il empoisonne le
silence d’un être, son inconscient
mêmê. Il existe aussi des
non-dits qui ne sont pas
menteurs au sens où nous
l’entendons. On les reconnaît à ceci
que la résistance opposée à leur
découverte est beaucoup moins
grande. Une personne peut découvrir
à travers sa vie fantasmatique une
chose qui n’aurait pas été dite au
cours de la génération, elle n’aura
pas de difficulté à la reconnaître
quand elle surgira. Les difficultés
névrotiques ou psychotiques naissent
là où le non-dit a été le fruit d’un
mensonge touchant à l’origine, à la
génération.
Au
Jardin couvert, les enfants
respectent des règles qui renvoient
aux interdits, et l’interdit de
1′inceste est au coeur du « jardin
oedipien », l’origine de toute loi
même si les interdits liés à la vie
en société ,le perdent de vue. Quel
lien établissez-vous entre structure
psychique de la personne et corps
social ?
Faire
sauter l’interdit de l’inceste,
c’est détruire le rapport à la
parole originaire et, par là, ôter
tout sens à la génération et à la
filiation. On fait sauter l’interdit
et on multilie les limites. Une
mère dit : « Chez moi, j’ai enlevé
tous les objets qui étaient à portée
de la main et j’ai mis des clés
partout ». Elle remplace .l’inter-dit
par une limite matérielle, par
une barrière. Mais cela s’appelle le
dressage. C’est le contraire de ce
que je nomme la limite vivante. La
limite vivante, c’est l’interdit qui
fait que nous parlons.
Tout
interdit est corrélatif d’une
promesse. La promesse, pour celui
qui reçoit l’interdit, est de
s’identifier à celui-là même qui
interdit, c’est-à-dire à ce qui
parle en lui comme à celui qui lui
parle. Il s’agit là de
l’identification symbolique.
Un enfant qui transgresse
toutes les limites est souvent un
être en proie à l’angoisse et qui
cherche, par la provocation, à ce
que l’interdit lui soit signifié.
Voici ce que clame Jérôme à propos,
de la ligne verte tracée sur le sol
qui empêche les vélos de rou1er sur
les petits « va dire à Denis que je
traverse la limite, comme cela il
vient parler avec nous ». On ne peut
pas s’interdire à soi-même, c’est
impossible, on se dédouble. Les
enfants qui ne sont soumis à aucun
interdit édifient en eux des limites
effroyables qui ‘témoignent du’
perfectionnisme le plus terrible et
de la férocité de ce que Freud
appelle le Surmoi.
Dans
ce que je viens de dire, .où
sommes-nous ? Seulement dans la
structure psychique ou déjà, dans le
corps social ?
Le
lien entre la structure psychique -
individuelle - et la structure
sociale, c’est le corps, lieu du
sujet de droit. Sans ce corps de
droit, Si j’ose dire, il n’existe ni
individu ni société. L’unité du
corps ne se réalise qu’à partir de
la différence des membres. Pas de
corps individuel sans société,
c’est-à-dire sans rencontre et donc
sans différence et, de la même
façon, pas de corps social sans
individu, sans sujet séparé.
Le
corps social parle « en nous »et le
corps individuel parle aussi « en
nous ». On ne peut penser l’homme
que dans le rapport des deux.
Laisser se poser la question de
l’homme, c’est interroger ce qui
parle en nous et qui révèle l’Autre
du désir. Nous désirons
l’impossible, ce qui nous déloge
toujours du « moi ». Pour ne pas
être délogés, nous appelons
l’impossible insupportable. Et ça,
c’est le mensonge. Alors que faire ?
Si l’impossible devient
l’insupportable, il n’y a plus de
désir. Et partant, plus de corps
individuel et plus de corps social.
Propos recueillis par Lise Mingasson
Se tenir debout et
marcher.
Denis Vasse et les accueillants du
Jardin Couvert, Paris Gallimard (à
paraître, octobre 1995)
Inceste et Jalousie,
la question de l’homme,
Paris, Seuil, 1995