La mise en avant de l'amour
est d'autant plus
problématique qu'elle se double d'un certain
nombre de croyances.
Si l'on examine, en effet,
ce qui se fait et se dit sur le terrain à propos des
enfants, on se rend compte que tout se passe comme si cet
amour que l'on ne cesse
d'invoquer était,
dans "l'impensé collectif", doté de deux
caractéristiques majeures.
La première de ces
caractéristiques est que, entre parents et enfants,
l'amour serait toujours présent.La chose n'est évidemment
jamais énoncée comme telle mais elle sous-tend tous les
raisonnements. Et
pas seulement dans ce que l'on a coutume d'appeler le
grand public. Quand on
écoute par exemple, notamment à propos de cas de
maltraitance, des
magistrats, des travailleurs sociaux et même des soignants (psychologues, psychanalystes ou
psychiatres) évoquer
la possibilité de remettre dans sa famille un enfant qui
en avait été retiré, on
s'aperçoit que, si
tous ces professionnels peuvent éventuellement envisager que des parents
aiment trop leur enfant,
s'ils peuvent, à la rigueur, admettre qu'ils ne l'aiment
pas assez (moins, par
exemple, que tel ou tel de ses frères et soeurs), il leur est en revanche
quasiment impossible d'entendre qu'ils puissent ne pas
l'aimer du tout.
Hormis quelques cas de
parents considérés comme anormaux ou monstrueux et
constituant d'ailleurs à ce titre des sortes
d'exceptions qui confirment la règle, la chose n'est pas audible.
Tout parent normal est
supposé aimer son enfant et celui-ci l'aimer en retour.
En
fait, et toujours de façon impensée, chacun semble persuadé que
l'amour vient aux parents en même temps que l'enfant ;
qu'il naît
dans leur coeur comme le réflexe de lécher son petit
vient à la femelle animale qui a mis bas...
Cette
conception quasiment mammifère du désir humain
ne laisse pas de poser problème. De plus - et c'est
la seconde caractéristique
- on semble considérer que
cet amour supposé
toujours là serait
également à l'instar sans doute du lait maternel toujours bon pour l'enfant.
Cette croyance est d'autant plus vivace que l'on
interroge rarement la nature de l'amour parental :
l'amour ?
C'est... l'amour.
Le raisonnement ne dépasse guère le niveau du refrain
d'une chanson à deux sous. Comme s'il était, dans ce domaine plus encore que dans d'autres,
particulièrement malvenu d'interroger les
sentiments.
La dimension qualitative de l'amour parental n'est :
- soit pas abordée du tout.On s'étonne par exemple que, confrontés à des familles dans lesquelles des dérapages graves prouvent à l'évidence que la relation des parents à leurs enfants est problématique, tant d'intervenants échouent à se poser une question pourtant évidente : "Ils aiment leur enfant. Soit (ou peut-être...). Mais comment l'aiment-ils ?" Question qui ouvrirait la possibilité d'une salutaire réflexion sur la nature du lien qui unit ces parents à leur progéniture.
- soit abordée sur un mode qui dépasse rarement le registre du jugement moral. On parle de parents qui aiment mal leur enfant. Or ce type d'approche ne permet pas un travail en profondeur sur le sujet. Aimer mal un enfant c'est, dans l'acceptation ordinaire, l'aimer trop (et l'on retrouve le quantitatif), ou l'aimer d'une façon que la morale réprouve et, dans ce cas, la chose est condamnée sans être étudiée. La condamnation a, de plus, quelques effets paradoxaux puisque, la réprobation entraînant le rejet, le parent qui aime mal (le père incestueux par exemple) se trouve renvoyé dans le camp des mauvais parents. Il prend donc rang, au même titre que les parents non aimants déjà évoqués, parmi les exceptions qui sont supposées confirmer la règle selon laquelle l'amour parental (ou ce que l'on croit tel) serait globalement et par nature forcément bon pour l'enfant.
La pratique analytique avec les enfants et leurs familles démontre, jour après jour, que ces deux croyances, en un amour toujours là et en un amour toujours bon, sont fausses.
Entre les parents et
leurs enfants, l'amour n'est pas toujours là. Il est des parents qui ne
peuvent pas aimer leurs enfants et,
contrairement à ce que l'on voudrait nous faire croire,
ils ne sont pas pour autant
des monstres que la nature aurait privés d'un organe
essentiel.
Chez les humains, en effet,
l'amour
parental n'a rien de naturel.
Le rapport des géniteurs à leurs enfants n'est pas chez
eux, comme il l'est chez les animaux, programmé par
l'instinct. Il est affaire de parole et de désir et ce
désir peut être bloqué par l'histoire personnelle.
Il est difficile de parler
de ce que nous ne connaissons pas. Qui peut dire ce
qu’est l’amour ? On le connaît superficiellement par ses
effets, on le connaît plus profondément par l’éprouvé
que chacun peut en avoir. Mais l’amour est ailleurs,
transcendant, en soi inconnaissable. Ce dont nous allons
parler n’en est qu’un des effets : celui que nous
privilégions dans la clinique psychologique et que nous
nommons le lien.
L’amour maternel est un lien à établir, à maintenir, à relâcher et à transmettre. Ce rythme à quatre temps berce la relation entre mère et fille ou fils. Mais la clinique nous montre qu’il peut aussi leur faire tourner la tête.
Un lien à établir
Plusieurs processus sont en jeu.
1. L’observation courante montre que de façon quasi systématique lorsque, dans le cadre d’une consultation, on rencontre une femme sur le point d’accoucher ou qui vient d’accoucher, le sujet de l’entretien dérive très vite du bébé à la mère elle-même et surtout aux rapports entre elle et sa propre mère. Il apparaît que, pour pouvoir mettre en place le lien avec son enfant, la mère doit faire le détour et le retour régressif par le lien avec sa propre mère. Quelle que soit la nature de ce lien, la mère « naissante » va puiser dans son histoire précocissime, voire archaïque, le fond relationnel et affectif que lui a légué sa propre mère.
Avant de s’abandonner à la relation avec son enfant, la mère a besoin de se recharger et de se ressourcer de ses affects fondamentaux issus de ses relations précoces à sa mère.
2. Parallèlement, la mère met en place un processus d’élaboration mentale du bébé. Il s’agit d’une véritable grossesse psychique qui peut commencer avant la grossesse physiologique. Dans ses représentations mentales, la mère donne déjà naissance à un bébé idéal qui résume en lui les désirs de la mère, mais aussi ses craintes et ses angoisses. Il est surtout le sujet imaginaire qui permet à la mère d’anticiper le « tricot » relationnel avec l’enfant réel. Le lien imaginaire de la mère au bébé idéal préfigure et prépare les relations de la mère au bébé qui va naître.
Le bébé réel n’a rien à voir ou si peu avec le bébé idéal, et passé le deuil du rêve c’est bien vers le bébé charnel que la mère va effectuer son premier don involontaire. Ce don c’est le transfert, au sens psychanalytique du terme, du fonds affectif qu’elle est allée chercher dans le temps de régression de la grossesse.
Dans ce don est transmis tout ce qui ressortit au lien transgénérationnel, c’est-à-dire non seulement les affects qui sont marqués par la relation mère grand-mère, mais aussi tout le sédiment historique des générations précédentes.
Dès lors tous les incidents historiques ou préhistoriques glissés dans ce sédiment peuvent faire résurgence et perturber le processus du « tricotage » du lien. Tel le cas de Mme M., fille unique, qui rêva pour elle qu’elle serait danseuse étoile. Mais Mme M., lassée à 20 ans de faire des pointes, lâcha la danse et sa mère pour se marier. Alors, plus ou moins reniée par sa mère, et assumant ce reniement, elle a eu deux garçons dans le bonheur. Mais une troisième grossesse voulue et démarrée dans la sérénité, la laissa angoissée lorsque l’échographie révéla qu’elle attendait une fille.
L’angoisse supportée pendant la grossesse la déborda dès l’accouchement au point qu’elle ne put prendre son enfant dans ses bras. Il fallut très peu de temps pour que, couchée à côté du berceau de sa fille, elle nous éclaire sur la panique qui la sidérait : pour elle, lier son désir en tant que mère au corps d’un bébé féminin, c’était l’étouffer et s’aliéner dans une relation sans issue autre que la rupture. D’où son impossibilité de prendre sa fille dans ses bras maternants.
Un lien à confirmer et à maintenir
Ce lien qui s’est tissé va devoir maintenant s’étoffer, se confirmer dans les interactions conscientes et inconscientes que la mère va avoir avec son enfant. À travers l’échange des regards, des gestes, des mots, la mère va constituer un cadre sécurisant et cohérent qui permettra à l’enfant :
-
de constituer son sentiment d’intégrité corporelle à travers la sécurité interne que lui procurent les échanges physiques, à travers les soins du corps, le handling. L’enfant pourra surmonter ses angoisses de morcellement et avoir un sentiment de « mêmeté d’être » au sens de Françoise Dolto ;
-
en répondant de façon cohérente aux besoins de l’enfant, la mère va permettre la construction d’un sentiment de continuité affective : les mêmes besoins de l’enfant entraînent plus ou moins les mêmes réponses que la mère. L’enfant établit un repérage interne de sa relation à la mère.
Mais la mère est traversée elle-même par son ambivalence affective et par l’impossibilité de l’invariance ; elle n’est donc jamais totalement cohérente et jamais totalement satisfaisante. C’est l’écart qu’il va y avoir entre la mère « entièrement bonne » et la mère « suffisamment bonne ». C’est cet écart qui va donner à l’enfant suffisamment de jeu dans le lien qui le relie à sa mère pour que ce lien, tout en restant solide et sans le ligoter, puisse un jour se distendre et lui permettre l’accès à l’autonomie. La cohérence de la mère donne à l’enfant le sentiment de sa valeur, l’enfant se sent aimable.
La cohérence de la relation que la mère établit avec son enfant donne à l’enfant le sentiment de sa valeur. L’enfant se sent aimable, il peut construire l’estime de soi.
Tous ces processus concourent à l’élaboration de l’image inconsciente du corps selon le concept développé par Françoise Dolto. Cette image donne à l’être humain la notion fondamentale de son sentiment d’exister à travers l’image de base, sécurité première vers laquelle nous régressons tous lorsque nous sommes en péril. Elle est définie par J.D. Nasio comme « l’image d’une émotion, l’image du rythme de l’interaction charnelle désirante et symbolique entre l’enfant et sa mère ».
Une fois confirmé, ce lien va devoir se maintenir en évoluant au fil de la croissance de l’enfant, en accompagnant son autonomisation progressive. La mère devra aimer à chaque étape de son développement l’enfant nouveau qui advient sans renier l’enfant qu’il n’est plus mais qu’il reste encore. La mère est sans arrêt invitée à devenir mère autrement. C’est un accordage permanent de la relation mère/enfant, un exercice périlleux d’improvisation et de retrouvailles.
Un lien à relâcher
Suffisamment soutenu par un lien qui lui donne cohérence et continuité, l’enfant va pouvoir peu à peu prendre une distance physique par rapport à sa mère, acquérir son autonomie ainsi que son estime de soi, son autonomie psychique, et expérimenter sa « capacité d être seul » au sens de Winnicott. Cette étape va dépendre de la capacité que la mère aura à introduire des ruptures dans le lien. Dans la pratique clinique, on constate diverses équations relationnelles :
1. L’enfant peut être l’enjeu d’un impossible partage entre les deux parents qui ont une attitude de rivalité entre eux et qui tentent d’avoir une relation d’emprise sur leur enfant. Le lien se relâchera lorsqu’un tiers se fera place par rapport à une dyade relationnelle.
2. L’enfant peut être l’enjeu d’une impossible délégation, les parents ne pouvant distendre le lien qui les lie à leur enfant pour permettre à celui-ci de trouver une place dans la société. Les raisons le plus souvent invoquées sont les risques que l’enfant court lorsqu’il va entrer dans un groupe, par exemple en crèche, la fragilité de l’enfant à pouvoir faire face aux situations qu’il aurait à gérer, ce qui revient à une incompétence de l’enfant à vivre une situation d’autonomie.
On peut remarquer que les pères et les mères ne sont pas dans une position analogue par rapport à la société. En effet, les mères se mettent en retrait de la société avant la naissance et ne reprennent l’entièreté de leurs échanges sociaux qu’à la fin de la période de la petite enfance, c’est-à-dire ce qui correspond à la période de la préoccupation maternelle primaire au sens de Winnicott. Les pères, quant à eux, ne vivant pas le congé parental et cette période de dyade relationnelle fusionnelle, ne quittent pas le lien social.
Dans cette équation, le lien se relâchera lorsque le tiers, c’est-à-dire la société, aura pu prendre une place par rapport à une cellule familiale.
3. L’enfant peut aussi être l’enjeu d’une impossible rupture lorsque la mère et l’enfant sont dans une relation dyadique fusionnelle où il n’existe pas de père, ou bien lorsque la place du père n’a pas été préservée. Dans ce cas, l’équation relationnelle se constitue autour d’un tiers nié et le lien devient impossible à rompre, aboutissant à une relation d’aliénation.
Un lien à transmettre
L’enfant s’est éloigné de sa mère, chargé de l’histoire familiale qui le situe dans sa lignée. Il s’en va également muni du sentiment de valeur et de la sécurité interne qui lui sont donnés par ses parents. Ayant été aimé, il se sent suffisamment aimable et va pouvoir aimer à son tour. Ainsi s’enchaînent les générations quand l’enfant a reçu la capacité de transmettre l’amour. Mais pour cela, l’enfant doit se délier de ses parents et plus particulièrement de sa mère. Or il est en dette de ce côté-là car il a beaucoup reçu. Cette dette, il ne pourra la régler, et ce qu’il a reçu il ne le rendra pas à sa mère, mais à ses propres enfants. Du côté de l’enfant, il reste donc inévitablement une culpabilité, et du côté de la mère, un sentiment de perte. C’est là que le processus de transmission peut achopper : à ne pas accepter cette perte, la mère peut figer son enfant dans une culpabilité qui lui interdira de poursuivre la chaîne humaine de l’amont vers l’aval. Ainsi, certains enfants devenus adultes ne peuvent pas s’engager dans un processus de parentalité.
Mme O., deuxième fille d’une fratrie de trois, est née prématurée et sa mère a dû, selon son expression, « se sacrifier pour la sauver ». Devenue adulte, Mme O. va se consacrer à sa mère, malade et veuve. Elles vivent ensemble. Mais le désir n’a pas déserté Mme O. qui, vers la quarantaine, rencontre un ami. Ils se voient régulièrement sans habiter ensemble, avec la bénédiction de la mère. Mais, pressée par son ami et voulant le satisfaire, Mme O. se retrouve enceinte. Elle tombe alors dans un état dépressif profond, exprimant clairement la culpabilité qui l’étreint : elle doit choisir entre sa mère et son enfant à venir. Elle songe à faire une interruption volontaire de grossesse. Heureusement, le désir de la femme l’emportera sur la culpabilité de la fille et l’enfant vivra, témoin du désir de cette femme pour un homme.
Conclusion
L’amour n’est pas s’il est possessif.
Aimer un enfant, c’est aussi reconnaître en lui la part
de l’autre parent.
L’amour, c’est donc reconnaître en son enfant le fruit
de la rencontre avec un homme.
Mais sur ce point, la femme est soumise à rude épreuve.
Dans un premier temps, elle doit faire comme si elle
pouvait fusionner avec son enfant. Le temps de cette
illusion de fusion est nécessaire pour que l’enfant
trouve le sentiment de sa sécurité. Mais la mère devra
perdre cette illusion, et cette perte, qui intervient
souvent brutalement, est douloureuse.
Le père, lui, a d’emblée la prescience que cette perte
est irrémédiable. Il devient père dans la connaissance
immédiate de l’altérité de son enfant. Il sera pour
l’enfant l’interface entre la famille et la société.
Cela n’exclut pas qu’il participe aussi de la fonction
maternante. De même, la mère n’est pas exclue de la
fonction paternante. C’est une question de proportion.
mais pour que l’enfant se sente aimé, il est nécessaire
qu’il sache que chaque parent respecte en lui le lien
qui l’unit à l’autre parent.
Les parents font les enfants, mais toujours les
enfants font les parents!
Notes
à lire: Claude Halmos, "pourquoi
l'amour ne suffit pas "
Paul Lemoine," Transmettre l'amour: l'art de
bien éduquer "