Jean-Michel Basquiat est né il y a cinquante ans. À l'occasion de cet anniversaire (loupé), le Musée d'Art moderne de la Ville de Paris propose une rétrospective majeure d'un artiste immense, mal connu car trop connu, dont les œuvres résonnent encore d'une rage intacte, née de la fusion entre néo-expressionnisme et culture hip hop.

 « Si vous ''lisez'' à voix haute les toiles... la répétition, le rythme... vous pouvez entendre Jean-Michel penser ». C'est ainsi que Fab 5 Freddy, graffeur et figure historique du hip hop naissant de la fin des années 70, définissait quelques jours après sa mort les œuvres de son pote Jean-Michel Basquiat, avec lequel, à l'époque des ghetto blasters et du graff sauvage, il taguait les murs de l'East Village et enregistrait des disques de rap. Basquiat aurait eu cinquante ans cette année, si une overdose ne l'avait pas emporté à l'âge de 27 ans, celui-là même auquel disparurent d'autres artistes martyrs — Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain...

 

 

New York sous les bombes

Vingt-deux ans après sa mort, le 12 août 1988, les œuvres de l'artiste américain d'origine haïtienne n'ont rien perdu de leur rage urbaine. Trempant leurs racines dans l'histoire de l'esclavage, elles jaillissent hors du bitume de Brooklyn et de Spanish Harlem, où éclosent au même moment deejaying, emceeing et graff. Dans l'excellent catalogue de la Fondation Beyeler, Glenn O'Brien, ex de la Factory de Warhol reconverti en présentateur télé people dans les années 80, rapporte que « le New York dangereux était bien pour les artistes ». Comprendre : la ville de toutes les mixités aux loyers dérisoires, zone franche d'alors où comme au supermarché on fait la queue pour sa dose d'héro, cité maudite que n'avaient pas encore colonisée les futurs Yuppies.

C'est là que naît l'œuvre de Basquiat, qui à défaut de toiles commence à peindre sur les façades d'immeubles, les portes de W.C. des boîtes, les fenêtres, tout ce qu'il trouve — supports pauvres qu'il adoptera à nouveau quelques années plus tard, en plein succès. 1978 : à 18 ans, l'ado quitte le domicile paternel et signe ses graffs du pseudo de SAMO© (comme Same Old Shit). Rapidement l'acronyme devient célèbre dans le Lower Manhattan, au point que le Village Voice consacre un article à ce mystérieux artiste. Grâce aux proto-people (Madonna, Blondie, David Byrne...) qu'il croise dans les spots à la mode, le jeune métis à belle gueule fait connaître son vrai nom, jusqu'à ce qu'il tombe sur l'homme providentiel, Diego Cortez, qui l'introduit résolument dans le monde de l'art, avant Warhol et en même temps que Keith Haring.

 

 

 Scratching, sampling, painting

L'art de Jean-Michel Basquiat va alors prendre toute son ampleur, et la célébrité vient vite, trop vite. A 21 ans, il participe à la Documenta 7 de Kassel aux côtés d'artistes majeurs tels que Joseph Beuys ou Gerhard Richter. On a beaucoup parlé au sujet de sa peinture de néo-expressionnisme, de l'héritage de Picasso, De Kooning et Dubuffet pour le dessin rapide et les formes libres, et de celui de Cy Twombly pour cette manière d'« action compulsive en devenir ». Comme le souligne l'historien de l'art Robert Storr, « le dessin est pour lui quelque chose qu'on fait plutôt quelque chose de fait, une activité plutôt qu'un médium ». Peintre en action dansant devant ses toiles comme le graffeur face au mur ou le boxeur sur le ring, sans cesse le pinceau à la main, Basquiat est dans la constante reprise de ses œuvres, empruntant à la culture hip hop les modes du scratching et du sampling. Se nourrissant de la réalité qui l'entoure et décryptant ainsi le monde, il répète sur le support les mots qui lui traversent la tête ou la vue, comme le toaster qui improvise : « Hollywood Africans / Pop Corn / Sugar / Movie Star / Seven Stars / Tax Free / Gangsterism... »

La culture noire est l'une des inspirations majeures de l'artiste. Fier de ses origines, il célèbre dans ses œuvres les grands boxeurs afro-américains (Sugar Ray Robinson, Cassius Clay, Jack Johnson), les musiciens de jazz (Miles Davis, Max Roach, Charlie Parker, qu'il nomme CPRKR ou « Charles the First ») ou les anciens esclaves, héros qu'il auréole d'une couronne d'épines ou dorée. Sans être victimaire, Basquiat emploie l'iconographie du martyr dans ses portraits et autoportraits : crânes, flèches, anges blessés. La musique tient une place prégnante, non seulement le rap naissant, mais aussi le jazz, en particulier le be bop. Le peintre va jusqu'à reproduire intégralement sur toile le dos de pochettes de disque de Charlie Parker et Miles Davis, inscrivant la liste des morceaux et des musiciens participant à l'enregistrement.

 

Suivant une période où l'art minimal et l'art conceptuel avaient vidé de leurs œuvres les galeries d'art, la peinture de Basquiat est baroque et politique, fiévreuse et expressive, dionysiaque et explosive. Comme le déclara Fab 5 Freddy à la mort de son ami : « Jean-Michel a vécu comme une flamme. Il a brûlé de manière très vive. Puis le feu s'est éteint. Mais les braises sont encore rouges ».

 

 

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